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Découvertes du "monde perdu" et de la Sierra Nevada


        Quand on parle d’Amérique du Sud, on ne pense pas forcément au Vénézuela. Pourtant, ce pays mérite qu’on s’y attarde tant il présente des paysages variés: la mer des Caraïbes même si ses célèbres pirates ont disparu, le bassin de l’Orénoque avec sa flore exubérante, les plaines du Llanos où se prélasse le terrifiant anaconda, le massif Guyanais et ses paysages uniques au monde de "tepuys", et enfin la Sierra Nevada qui ferme au nord la plus longue chaîne de montagnes du monde, la cordillère des Andes… Ce voyage s’articule autour de ces deux grands massifs montagneux si différents.
        Après quelques jours sur les plages de la mer des Caraïbes, l’avion puis la voiture me conduisent au sud-est du pays, dans la région de la Guyane vénézuélienne et la Gran Savana, où se trouvent de formidables chutes d’eau comme le salto Angel, la plus haute de notre planète (979 m) ou encore le salto Kukenan (610 m). Toutes deux se jettent du haut des "tepuys". Le plus célèbre d’entre eux est celui du Roraïma, accessible au terme d’un trekking de plusieurs jours: là-haut, c’est un autre monde, le "Monde Perdu" imaginé par Conan Doyle dans son célèbre roman…

Le Roraïma, à la recherche du "Monde Perdu"...


        L’avion atterrit à Puerto Ordaz, grande ville du sud-est, porte d’entrée de la Guyane vénézuélienne. Situé au sud de l’Orénoque, cette région très sauvage malgré ces nombreux gisements d’or et de diamants, renferme des paysages uniques regroupés dans la zone dite de la Grande Savane ou Gran Savana...
        Aux confins du Vénézuela, près des frontières brésiliennes et guyanaises, la petite ville de Santa Elena est le passage obligé pour organiser un trekking vers le plus haut "tepuys" de la Grande Savane, le Roraïma. Les "tepuys" sont d’étranges montagnes tabulaires qui s’élèvent des savanes herbacées et des forêts. Ils ressemblent un peu aux buttes qui se dressent au milieu du désert américain. Pour explorer ces "montagnes plates", la présence d’un guide est obligatoire. Là-haut, les repères sont ténues et le brouillard et la pluie, très fréquents, ne facilitent pas l’orientation. Le guide épargne les affres de l’hésitation en cas d’intempéries. Il n’y a qu’à se laisser aller la tête ailleurs. On peut se concentrer sur les détails du paysage sans la crainte de voir le chemin s’évanouir.
        Depuis Santa Elena, notre véhicule remonte vers le nord la longue et rectiligne route de la Grande Savane, inaugurée en 1973 et asphaltée 18 années plus tard. Elle égrène de petits villages pémons (nom des indiens locaux) dans un décor de savane herbacée piquetée de palmeraies. Dans cette ambiance qui n’est pas sans rappeler la savane africaine, ne manquent que les éléphants et les girafes!
Tout au long de la route, de nombreuses curiosités naturelles méritent une halte comme la remarquable Quebrada de Jaspe où une rivière s’écoule sur un lit de jaspes rouges brique. Bientôt, apparaît au loin, le village de San Francisco de Yuruani, réputé pour son artisanat local, son alcool à base de yuca ou manioc (plante dont les racines sont très riches en glucide et sans gluten) et sa sauce protéinique aux termites (insectes parfois surnommés fourmis blanches), véritable viagra naturel, paraît-il! Un peu avant le village, le chauffeur vire à droite pour emprunter une piste de terre rouge qui contraste avec les nuances de verts des paysages alentours. La piste s’élève progressivement jusqu’à la communauté indigène de Paratepuy où commence notre découverte à pied. L’accueil n’est pas très chaleureux: les prétendants porteurs, en nombre excessif, font grise mine, craignant de ne pas être sélectionnés par le guide. Un gardien du parc national de Canaïma me prodigue quelques recommandations et me menace de représailles pour tous prélèvements dans le parc. "À la fin du trekking, vous serez fouillés!" grommelle t-il d’un ton autoritaire.
Nous partons. Le sentier traverse le village, amorce une descente, franchit un ruisseau ombragé avant de reprendre un peu d’altitude et atteindre le lieu-dit du mirador, où par temps dégagé, la vue porte loin sur toute la chaîne de "tepuys" orientaux qui s’étend sur près de 70 kilomètres. Suivant une diagonale qui s’étire du nord-ouest au sud-est, apparaissent les montagnes tabulaires de l’Ilu Tramen (2 700 m ; 5,63 km²), du Kraurin (2 500 m ; 1,88 km²), du Wadakapiopué (2 000 m ; 0,01 km²) plus connu sous le nom de Doigt, du Yuruani (2 400 m ; 4,38 km²), du Kukenan (2 650 m ; 20,63 km²) et enfin, du Roraïma (2 723 m ; 34,38 km²), le plus haut et le plus étendu. Seuls, les deux derniers cités sont accessibles à pied.
Après le mirador, le sentier est une succession de montées et de descentes. Les zones ombragées sont rares, la chaleur est suffocante. Les rayons de soleil, filtrés par les nuages en mouvement, projettent sur les collines des lumières contrastées: ce jeu d’ombres et de lumières confère au paysage un caractère mystérieux.
Après trois heures et demie de marche, nous parvenons au campement du rio Tek, à 1 050 m d’altitude. Son nom laisse présager la présence d’une rivière… Elle est bien là: quelle joie de plonger dans ses baignoires naturelles quand le soleil dispense encore des températures de plus de 30°C! Dans le camp, l’ambiance est festive. A la nuit tombée, au son d’une musique endiablée, les randonneurs et les porteurs s’éclatent. Les moustiques aussi. Les célèbres puris-puris s’invitent à la fête. Je m’asperge d’un produit sensé me protéger mais l’effet n’est pas à la hauteur de mes attentes. Les puris-puris criblent mon corps de piqûres. "J’aimerais traîner tous nus ici ces rédacteurs de notices de lotion anti-moustiques, pour les inciter à moins de dithyrambe sur leurs étiquettes."

        Au petit matin, sous un soleil radieux, les "tepuys" de Kukenan et du Roraïma se dévoilent sous mes yeux pour la première fois. Ces montagnes, où l’évolution semble avoir suspendu son cours, abrite un ensemble de plantes et d’animaux exceptionnels. J’ai hâte de les découvrir. Pour l’heure, il faut se rendre au campement de base, au pied de la muraille et … traverser deux ruisseaux à gué! Si la traversée du rio Tek se fait en général sans difficulté, celle du rio Kukenan est parfois délicate. Le guide me prévient des réjouissances à venir. La nuit dernière, le ciel a déversé sur les "tepuys" un flot inépuisable de gouttelettes d’eau. Ploc, ploc, ploc… La rivière a perdu sa belle couleur transparente pour une teinte boueuse et surtout elle a pris de la force. Pour la traverser, je m’aide d’un câble tendu entre les deux berges. Par pas hésitants, je cherche des endroits où l’eau est moins profonde. Mais, souvent, je sombre jusqu’à la taille. Ici, les averses sont fréquentes, les torrents et les ruisseaux sont souvent gonflés par l’eau de pluie et la végétation profite du déluge. Au pied de la montagne, il n’y a donc rien de surprenant à trouver une forêt pluviale avec des plantes à feuillage "persistant" (ou plantes sempervirente). Cette forêt comporte de nombreux épiphytes, des espèces végétales croissant sur d'autres plantes, généralement des branches d'arbres. Certains de ses arbres impressionnent par leur taille, jusqu’à 60 m de haut, paraît-il. Sous la canopée, c’est le royaume des fougères arborescentes et des palmiers. Par endroits, la végétation a disparu et quelques troncs rachitiques ont l’air de suppliants invoquant les divinités des cieux pour que réapparaisse la belle forêt d’antan, celle qui a brûlé, il y a près de 100 ans, suite à un gigantesque incendie.
Le sentier se fraye un passage au milieu de cette végétation et gagne progressivement en altitude pour atteindre le camp de base à 1 870 m. A mon arrivée, les éléments me gratifient d’un arc-en-ciel parfait, s’appuyant d’un côté sur les parois sombres du Kukenan, et de l’autre sur la plaine verdoyante de la Grande Savane. Son immense arche inonde le paysage d’une lumière vivifiante.
Plus tard, alors que le soleil termine sa course vers l’ouest, je peux profiter en toute quiétude des dernières lueurs du jour, soulagé d’être épargné par les puris-puris!

        Aujourd’hui, c’est le grand jour: je vais enfin découvrir le "monde perdu" sur la gigantesque mesa de grès incroyablement humide du Roraïma. Le paysage change radicalement avec la déclivité: on est passé en quelques jours de la savane à la forêt pluviale et désormais, à la forêt tropicale humide. Cette forêt couvre partiellement les falaises de la montagne et la célèbre rampe qui mène au sommet du plus haut des "tepuys" vénézuéliens. Elle était humide à souhait quand j’y suis passé. Partout, sur le sentier, de l’eau qui dégouline et de la gadoue… Il fait un temps abominable. Heureusement j’ai mon imperméable. Mais faudrait des bottes de caoutchouc. Pour patauger dans la gadoue.
Après trois de marche dans la boue, je parviens au campement. Il s’agit en fait d’un abri naturel protégé par les rochers que l’on nomme "hôtel". Ces hôtels sont au nombre de neuf et de capacité variable: j’hérite de l’hôtel Indio.
        Là-haut, le décor est incroyable: des pierres noires aux formes improbables contrastent avec le sable blanc ou rose qui recouvre le sol, des vallées dites des cristaux sont tapissées de quartz et des rivières alimentent des jacuzzis naturels de toute beauté. Les eaux cristallines ont une coloration orangée sombre. Cette couleur est due à la décomposition de la matière végétale dans des eaux pauvres en électrolytes et particulièrement acides avec un pH compris entre 3,5 et 5, ce qui peut causer quelques petits troubles de l’estomac si on la boit.
Partout, des plantes forment des ensembles magnifiques. Elles ont su s’adapter à un climat hostile et à un sol pauvre constamment délavé par les pluies torrentielles. Toutes sont originales et souvent endémiques: parmi les plus remarquables, quelques orchidées et bon nombre de plantes insectivores ou carnivores.
La faune est assez peu diversifiée sur cette montagne et elle reste très discrète. Pratiquement tous les animaux possèdent une très forte concentration de mélanine. Ils sont donc de couleur sombre, pratiquement noire, ce qui les protège de l’intense radiation solaire tout en limitant des pertes d’eau par évaporation. Cette couleur leur assure également un précieux camouflage dans les roches également noires du sommet du "tepuy". Avec un peu de chance, on peut observer des papillons noirs, des libellules noires, des tarentules mais aussi des grenouilles noires. Celles-ci présentent la particularité de se déplacer sans sauter: elles se roulent par terre. Par beau temps, elles restent cachées mais si jamais vous les apercevez, sortez vos imperméables...

La Sierra Nevada


        Au départ de Merida, un bus me conduit au village El Tabay. "Ce village, situé à 10 km de Merida, délimité par le rio Chamo au sud et les eaux thermales au nord, tient son nom d’une méprise. On raconte, en effet, que Bolivar, en entrant dans le village, demanda à un autochtone le nom des lieux. Celui-ci lui répondit "No sé, estaba alli" (je ne sais pas, j’étais là-bas). Le libertador comprit "Es Tabay" (c’est Tabay). Le nom est resté!"
Sur la place centrale du village, il faut solliciter une jeep pour rejoindre, par une belle route de montagne, la Mucuy Alta, un lieu de détente très prisé dans la région. Au milieu de pins, on y trouve un restaurant, des dortoirs collectifs et des aires de pique-nique et de campement. La présence d’une cascade rafraîchissante aux baignoires multiples explique la foule pendant les chaudes journées estivales. Ce site est surtout le point de départ de ma randonnée vers les hauts sommets de la Sierra Nevada. Avant de m’y engager, je dois m’inscrire à la maison du parc et trouvé un compagnon de marche! Quelle déveine! Le voyage à pied en solitaire est proscrit et je suis seul… J’insiste lourdement auprès du gardien du parc, lui fais part de mon expérience en montagne mais rien n’y fait: il refuse catégoriquement de me délivrer l’autorisation. Après réflexion, il appelle un ami. Cet ami appelle son fils. Son fils est étudiant, occasionnellement pompier et parfois randonneur. L’université est fermé, la forêt ne brûle pas, l’étudiant-pompier est libre et il a envie de marcher...

        Le lendemain matin, nous partons tous les deux. Le sentier monte tout d’abord dans la forêt tropicale à la végétation luxuriante. Puis, il traverse plusieurs étages de végétation où les grands arbres aux troncs couverts de mousses et aux branches drapées d’usnées laissent peu à peu place aux bambous.
Après une longue ascension, nous accouchons de la forêt vers 3 000 m d’altitude sur les abords du lac Coromoto, où nous installons mon bivouac. Allongé sur le sol inégal de la tente, je consigne quelques menus événements qui ont marqué cette première journée de marche: traversé une belle forêt tropicale, vu peu de fleur (un œil averti, n’ayant pas sur son dos un sac de 20 kg, en aurait certainement dénombré davantage!), entendu quelques oiseaux qui ont, à plusieurs reprises, percé de leurs chants le silence de la forêt, croisé ou entendu personne (seul mon compagnon de fortune me sortait parfois de mes pensées et m’introduisait dans un monde qui m’échappait: celui des feux de forêts et des techniques de lutte contre les incendies), abattu 9 km de forêt et 1 000 m de dénivelé en 4 heures: voilà pour la statistique!

        A l’extrémité sud du lac, l’itinéraire devient un peu confus: il faut franchir un pierrier où les cairns, abondants, sont parfois masqués par la végétation et les petits arbustes. La traversée ascendante sur la rive droite de la vallée mène assez rapidement à "Puente Quemado", une petite passerelle accolée à un à-pic rocheux, à 3 440 m. Le sentier, toujours sur le même versant de la vallée, perd ensuite un peu d’altitude avant d’amorcer la montée dans un petit sous-bois. Après, il joue à saute-moutons sur des ondulations rocheuses, traverse un éboulis de roches blanchâtres puis par une pente modérée, continue sa lente progression vers le sud en direction du lac Vert. Ce lac, l’un des plus grands de la cordillère vénézuélienne, est situé à l’extrémité d’un vaste plateau où paissent quelques vaches et au pied de nombreuses montagnes dont le célèbre pic de Humboldt (4 942 m), fier de son glacier La Corona. Selon Carsten Braun, professeur de géographie à l’Université d’État de Westfield dans le Massachusetts aux États-Unis, ce "morceau de glace assez fin" d’une épaisseur d’environ 19 mètres, ressemble à "un pancake posé sur une pente". Sa circonférence mesure moins d’un kilomètre. Il devrait disparaître complètement d’ici une dizaine d’années...

        Après une nuit sur les rives du lac Vert, c’est la journée d’acclimatation par excellence, journée indispensable pour que l’organisme s’acclimate au royaume d’altitude. Elle est ponctuée par une petite marche d’une heure qui conduit au lac El Suero, à 4 280 m. D’une couleur bleu turquoise, le lac, alimenté par la fonte du glacier La Corona, est le campement de base idéal pour s’élancer vers les pics alentours.
        Le premier d’entre-eux est le pic de la Concha, également connu comme le pic La Garza. Il culmine à 4 922 m d’altitude. Son ascension est relativement aisée pour peu qu’on parvienne à l’identifier! Il fut gravi pour la première fois en février 1939 par Weiss et Günther, accompagné des guides Domingo Peña et Ventura Sanchez et d’un chien dénommé Caribe. La face sud de cette montagne était couverte d’un glacier qui a complètement disparu depuis 1998.
Mon acolyte est fatigué et préfère rester au bivouac. Je vais donc marché seul… Depuis le lac El Suero, je me dirige vers l’ouest pour gravir le col de la Chomahoma, au terme d’une ascension courte mais difficile sur une pente d’éboulis et de sable fort raide. Je descends sur le versant opposé par une pente tout aussi raide avant de filer vers l’ouest par une longue traversée en courbe de niveau vers le lieu-dit de la Pueblita, où quelques rares mousses rehaussent le ton minéral de la montagne. C’est l’itinéraire de la Travesia, grande traversée du massif, de Mucuy à Los Nevados. Depuis La Pueblita, le sommet de la Concha se trouve plein nord, à gauche de deux petites aiguilles qui me servent de repères. Je dois reconnaître que les explications des autochtones sur cette ascension étaient assez imprécises. Seule, l’absence d’alternative dans l’itinéraire m’épargne les erreurs. En fait, il n’y a pas vraiment de sentier mais quelques cairns, ça et là, réconfortent sur l’itinéraire emprunté. Cet itinéraire traverse d’abord une zone parsemée d’Espeletia, un genre de plantes endémique du páramo dans les Andes que l’on nomme localement fraijelones. Au fur et à mesure que je gagne en altitude, la végétation disparaît. Seules quelques rares floraisons jaunes égaient la vallée minérale. Aux roches instables succèdent les pentes de sable, rendant la progression laborieuse. Je parviens enfin au pied de dalles lisses sur lesquelles reposait, il y a peu de temps encore, un glacier. Pour gravir la rampe finale, il suffit de décrire plusieurs lacets avec précaution en s’aidant des anfractuosités de la roche. En haut de la rampe, je me dirige sur la droite toute crête pour gagner rapidement le sommet.
        Je regagne les rives du lac El Suero en fin d’après-midi, heureux et fourbu.

         Le lendemain, je repars, plus exactement nous repartons. Le pompier est tout feu, tout flamme, bien décidé à gravir quelques sommets de la Sierra Nevada. Après avoir franchi une grande muraille rouge faite d’une suite d’ondulations rocheuses polies par un ancien glacier, après avoir atteint les lacs supérieurs puis la Ventana ou Grande Fenêtre, située sur la ligne de crête séparant les pics convoités, nous atteignons les sommets des pics de Bonpland (4 880 m) et de Humboldt (4 942 m).
        J’avais vaguement entendu parler de ces deux personnages pendant mes études universitaires. De retour en France, j’ai voulu en savoir plus… et la lecture m’a ramené au Venezuela.
Le 16 juillet 1799, Humboldt et Bonpland posaient leurs pieds dans le petit port de Cumana, l’actuelle capitale de l'État de Sucre, à l'entrée du golfe de Cariaco sur la mer des Caraïbes, près de l'embouchure du río Manzanares et à environ 400 kilomètres à l'est de Caracas. Ce fut pour eux le début d’une grande aventure en Amérique de cinq ans où les deux voyageurs à la fois explorateur, géographe, zoologue, géologue, botaniste et physicien découvrirent les richesses d’une nature merveilleuse. "Humboldt et Bonpland ne surent plus où donner de la tête tant ils voyaient de choses nouvelles. Le paysage les tenait sous son charme, écrivit Humboldt. Les arbres étaient ornés d’éclatantes fleurs rouges, les oiseaux et les poissons rivalisaient de couleurs, et même les écrevisses se paraient de bleu ciel et de jaune. Les flamants roses, juchés sur une patte, se rafraîchissaient au bord de l’eau, et les feuilles en éventail des palmiers jetaient sur le sable blanc des motifs d’ombre et de soleil. Il y avait des papillons, des singles et tant de plantes à inventorier que Humboldt écrivit à son frère: "Nous courons dans tous les sens comme des imbéciles." Même le placide Bonpland redoutait de "devenir fou si ces merveilles ne s’arrêtent pas bientôt.""
        Quelques mois plus tard, le 7 février 1800, les deux explorateurs partirent "à la recherche d’un mystérieux cours d’eau, le Casiquiare, dont Humboldt voulait vérifier l’existence. Un demi-siècle plus tôt, un prêtre jésuite avait affirmé que le Casiquiare reliait les deux plus grands réseaux fluviaux d’Amérique du Sud: l’Orénoque et l’Amazone. L’Orénoque forme une grande courbe depuis sa source au sud, près de l’actuelle frontière entre le Venezuela et le Brésil, jusqu’à son delta sur la côte nord-ouest du Venezuela, où il se jette dans l’océan Atlantique. Environ mille cinq cents kilomètres plus bas, le long de la côte Est, se trouve l’embouchure du grand fleuve Amazone qui traverse pratiquement tout le continent de sa source à l’ouest, dans les Andes péruviennes à cent cinquante kilomètres de la côte pacifique, jusqu’à la côte Atlantique brésilienne. Au milieu de la forêt vierge, à mille cinq cents kilomètres au sud de Caracas, on supposait qu’une rivière reliait le réseau des tributaires de ces deux grands fleuves. Personne n’avait encore pu prouver son existence, et peu de gens voulaient croire que deux bassins fluviaux tels que ceux de l’Orénoque et de l’Amazone pouvaient communiquer. D’après les connaissances scientifiques de l’époque, deux fleuves devaient nécessairement être séparés par une ligne de partage des eaux, une idée qui s’appuyait sur toutes les données empiriques recueillies jusqu’alors. Les géographes n’avaient en effet jamais trouvé de cas semblables dans le monde, d’ailleurs les cartes les plus récentes indiquaient une chaîne de montagnes – la fameuse ligne de partage des eaux – à l’endroit précis où Humboldt aurait situé le Casiquiare d’après les récits qu’il avait entendus."

        Le voyage en pirogue sur l’Apure puis sur l’Orénoque leur fit découvrir un monde nouveau au fil de l’eau. "Des centaines de gros crocodiles, mesurant souvent quatre ou cinq mètres de long, prenaient le soleil sur les rives, les mâchoires ouvertes (…). Ils étaient si nombreux qu’il était rare qu’un moment passe sans qu’il y en ait un en vue. Leur grosse queue écailleuse rappelait à Humboldt les dragons de ses livres d’enfant. D’énormes boas constrictors nageaient aussi près de leur pirogue, mais malgré ces dangers, les voyageurs se baignaient tous les jours, un à la fois, l’autre montant la garde pour repérer les prédateurs. Le long de la rivière, ils virent aussi des capybaras, les plus grands rongeurs du monde, qui vivent en grands groupes et nagent comme les chiens (…)". Il y avait aussi des tapirs, des jaguars mouchetés, des dauphins d’eau douce, des milliers de flamants, de hérons blancs et de spatules roses… et des singes dont les cris retentissaient la nuit venue: les "hurlements gutturaux et monotones" du singe hurleur, la douce "voix plaintive et flûtée de petits sapajous", les ronflements du singe dormeur… Si les singes les enchantaient, les moustiques étaient une source de tracas continuelle…

        Après des mois de navigation, les deux explorateurs s’accordèrent à dire qu’il venait de traverser un monde foisonnant de vie, qu’il n’y avait pas meilleur endroit pour observer les animaux et les plantes… et qu’il y avait bien un passage naturel qui reliait l’Orénoque à l’Amazone.

        Après cette expédition, les deux compères poursuivent leur périple dans l'actuelle Colombie. Il remontent le Rio Magdalena, séjournent à Bogota puis progressent vers le sud jusqu’à Quito. En Équateur, Humboldt sera encore une fois émerveillé par la richesse de l’écosystème observant les étages de végétation depuis la forêt amazonienne jusqu’aux neiges éternelles des plus hauts volcans. Il fut d’ailleurs le premier homme à entreprendre l’escalade du volcan Chimborazo qui du haut de ses 6 310 m étaient alors considéré comme le "toit du monde". C’était le 23 juin 1802. Avec ses compagnons, ils grimpèrent par le versant sud-sud-est de la montagne, le côté le plus raide et le moins englacé, jusqu’à environ 5 880 m où ils s’arrêtèrent vaincus par les effets de la haute altitude. Humboldt dira plus tard que "le sang jaillissait des gencives et des lèvres de ses compagnons, que leurs yeux en étaient injectés". Cette ascension renforça sa célébrité. Ami intime du poète Goethe, il fut décrit comme "l’homme le plus connu de son époque après Napoléon Bonaparte" et qualifié par ses contemporains de "Shakespeare de la science". Ce scientifique visionnaire a été le premier à constater les dégâts de l’homme sur la nature...

        Comme l’a écrit Andrea Wulf dans sa biographie de Humboldt parue en 2015 et intitulée "L’invention de la Nature" (dont sont tirés certains passages ci-dessus), "les effets de l’intervention humaine sont déjà "incalculables", insiste le naturaliste, et pourraient devenir catastrophiques si nous continuons de troubler le monde de façon aussi "brutale"." Il y aura fallu plus de deux siècles pour en prendre conscience...