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Sur l'axe du mètre

1 600 km à pied de Dunkerque à Barcelone le long du méridien de Paris


        Au lendemain de la Révolution française, il existait environ 250 000 unités de poids et de longueur : le pied, le poing, le pouce, la coudée, la ligne… Certaines différaient même d’une province à l’autre, souvent pour accommoder les intérêts des seigneurs locaux. La plupart des « cahiers de doléances » de l’époque demandaient l’établissement d’une unité de mesure unique. Et finalement, en 1792, deux scientifiques de renom, Pierre Méchain et Jean-Baptiste Delambre astronomes et mathématiciens, furent chargés par le gouvernement révolutionnaire français (Convention Nationale) fraîchement élu d’établir un système de mesures universel, valable « pour tous les temps et pour tous les peuples » qui n’ait plus pour modèle l’homme (pouces, pieds, coudées…) mais le seul vrai patrimoine commun de l’humanité : la Terre. Par la volonté de Louis XVI, cette unité de longueur sera la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre et on l’appellera le mètre. Les scientifiques optèrent pour la mesure réelle d'une partie de ce méridien, celle comprise entre Dunkerque et Barcelone… Avant de partir, les autorités leur rappellent qu’ils ont « à remplir la mission la plus importante dont homme n’ait jamais été chargé, que c’est pour toutes les nations qu’ils travaillent et qu’ils sont les représentants de l’Académie des sciences et des savants de tout l’univers ».
L'histoire humaine est incroyable puisqu'elle se déroule au cours d'une période particulièrement agitée: le roi est décapité, le régime de terreur se met en place, les guerres se succèdent...
L'histoire scientifique est passionnante. Les mesures se font par triangulation avec le cercle répétiteur de Borda : le canevas des triangles est complexe et le choix des stations est stratégique...
        Au mois d'avril 2024, je suis parti sur les traces des astronomes Méchain et Delambre. J'ai suivi le méridien de Dunkerque à Barcelone, le long de l'axe du mètre. Le méridien est une ligne imaginaire, il n’est pas balisé, ce n’est pas l’autoroute piétonne de Compostelle, il se rit des obstacles, de nombreuses voies de communication le franchissent, chacun peut choisir son itinéraire (1). Le mien fut un passage dans l’incognito, à l’écart des grandes voies, au plus près de la ligne : 1 600 km à travers les villes et les villages, les plaines et les plateaux, les forêts et les montagnes...


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Kilomètre 0. Ce matin, je foule la plage de sable fin de Malo : d’un côté, la mer à l’infini avec sa couleur souvent beige ; de l’autre, la ville de Dunkerque, son grand port, ses industries chimiques et pétrochimiques et les briques de ses maisons et de ses monuments qui prennent toutes les nuances des roses tendres aux bruns les plus foncés en passant par les tons rougeâtres. .
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Le beffroi, bien visible depuis le port, marque l'extrémité nord de l'arc méridien mesuré par Delambre et Méchain. C’est ici que Delambre passa trois mois pour déterminer la latitude de la ville en observant essentiellement les positions de l’étoile Polaire qui convient le mieux pour le calcul en raison de sa proximité avec le pôle.
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Le réseau des chemins vicinaux, des pistes et des sentiers de randonnées est suffisamment dense, et souvent bien signalé pour gagner de l’espace et du temps à condition toutefois de s’assurer que les chemins communiquent entre eux et que les fleuves et les rivières possèdent des ponts.
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Partout, des parcelles semblent se multiplier à l’infini et composent une véritable mosaïque où les grands domaines verts sont égayés çà et là par des champs de colza et les taches éclatantes de ses fleurs jaunes. C’est un pays aux campagnes soignées, œuvre multiséculaire de cultivateurs besogneux.
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Kilomètre 346,8. Les bretons montent à Paris. Les corses montent à Paris. Les basques montent à Paris... D’où qu’on vienne, Paris est la seule ville où l’on monte toujours. Je monte donc à Paris et je rentre dans la capitale par le nord en traversant les départements du Val d’Oise et de la Seine-Saint-Denis.
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À Paris, le méridien qui s'étend sur 9 km est matérialisée par 135 médaillons en bronze de 12 centimètres de diamètre qui porte le nom du célèbre astronome, physicien et homme d'État français François Arago (1786-1853) et les marques N et S pour indiquer respectivement le Nord et le Sud. Suivre le méridien et les médaillons qui le jalonnent, c’est une autre façon de visiter Paris...
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Au sud de la Fontaine des Quatre parties du monde, je découvre l’imposante construction en pierre de l’Observatoire de Paris. Fondé en 1667, il avait pour but d’associer la nouvelle science céleste à la gloire du règne de Louis XIV et de donner aux savants les outils nécessaires à l’élaboration d’une carte précise du royaume. L’édifice se trouve exactement sur le tracé nord-sud du méridien de Paris.
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Kilomètre 390,3. Je traverse Saint-Vrain et découvre le marais d’Itteville avec ses grandes roselières animées par des sifflements variés. Il y avait là des oiseaux sédentaires et des oiseaux migrateurs mais je ne suis pas assez naturaliste pour les identifier. Alors je me contente de les regarder évoluer et d’écouter leurs gazouillis. Le bruit des voitures n’est plus qu’un lointain murmure.
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Kilomètre 427,1. J’arrive devant la stèle méridienne d'Orveau-Bellesauve. Elle rappelle les travaux menés par Cassini III et Lacaille entre 1739 et 1740 lorsqu’ils vérifièrent la Méridienne pour compléter une carte générale du Royaume connue sous le nom de carte de Cassini
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Kilomètre 479,6. Je traverse la forêt d'Orléans par des allées forestières qui sont presque toutes rectilignes. Certains arbres m’impressionnent par leurs tailles et leurs cimes se rejoignent parfois pour former des voûtes végétales gigantesques. Je m'enfonce sous ces voûtes qui sont des invitations à la rêverie et j’espère y découvrir les secrets de la mystérieuse forêt des Carnutes…
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Kilomètre 634,2.À la sortie de Venesmes, sur le chemin de l’Aiguemorte, le paysage est une mosaïque de champs de colza et de fèves, de prairies fleuries et de pâturages verts et gras à souhait où paissent en toute quiétude des troupeaux de bovins. Des haies vives bordent les talus.
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En fin d’après-midi, je vais cueillir un peu d’ombre sous les chênes. Avant de planter la tente, je reste allongé sur l’herbe, groggy comme disent les boxeurs, par le choc des températures et la chaleur suffocante endurée toute la journée alors que je souffrais du froid et de l’humidité les jours précédents. Je dresse un bilan de ces neuf jours de marche depuis mon départ de Paris: les premiers jours, je me suis demandé pourquoi j’étais parti ; les jours suivants, j’ai réfléchi à comment je pouvais rentrer au plus vite ; et puis, depuis deux jours, je n’ai plus qu’une envie : continuer.
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Kilomètre 675,7.J’installe mon bivouac sur les rives de l’Arnon aux berges accueillantes bien qu’humides. Au cours de cette longue traversée, je me baignais chaque jour qui m’offrait une rivière accessible. Alors, en cette fin d’après-midi, même si le temps n’est pas très beau et l'air est plutôt vif et piquant, je baisse culotte et me lave à l’eau de la rivière. Ce bain m’apporte le plaisir de me sentir propre en dépit de l’eau glacée et m’invite à rejoindre rapidement mon duvet. Je m’abrite dans mon cocon sous la protection du géant de pierre (le château de Culan) qui domine le village.
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Aujourd’hui, je suis l’itinéraire du GR41 avec ses traits rouge et blanc. Qu’il est bon parfois de suivre un sentier balisé : cela évite les inquiétudes de l’orientation et on peut s’abandonner à regarder le paysage sans risque de se perdre. Les traits colorés me guident jusqu’au lac des Sidailles dont l’origine date de 1976 avec la création d'un barrage sur l'Arnon. Je longe ensuite la rive orientale de l’immense étendue d’eau par un sentier aménagé et quitte le département du Cher pour entrer dans l’Allier. Là-bas, on me prendra certainement encore pour un fou, un fou à lier…
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Suivre le méridien, c’est suivre une ligne qui n’est pas matérialisée par une route, une piste ou un sentier. Il n’est ni balisé, ni panneauté. Il arrive que je le suivre sur plusieurs kilomètres en m’échinant à gravir des abrupts et en empruntant des chemins envahis par la végétation car abandonnés par la désertification alors que lui se rit des obstacles et file, plein de souplesse, vers Barcelone (et même au-delà !). Parfois, j’envie sa belle course plein sud par-delà les vallées et les montagnes. Pour lui, rien n’est obstacle. Sur le terrain, il est matérialisé par quelques médaillons...
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Je me faufile entre les puys – Rivaux, Chasside, Barraud… - pour découvrir de petites fermes qui témoignent d’une activité agricole bien vivante. Là encore, le monde des agriculteurs a laissé son empreinte dans le respect des logiques naturelles : des maisons faites de pierres certainement extraites sur place, des prés de fauche taillés dans la forêt, des parcelles limitées et closes par des haies vives bordant des chemins creux… En fin d’après-midi, j’entre par le nord dans le parc naturel régional de Millevaches.
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Kilomètre 811,4.C’est sous une pluie battante que je quitte le département de la Creuse pour entrer en Corrèze. La première commune que je traverse est celle de Couffy-sur-Sarsonne où l’église romane surmontée d’un clocher-mur possède un curieux portail et où la vue de quelques arbres-méridiens suffisent à embellir ma journée. Je les reconnais uniquement lorsqu’ils sont entourés de leur protection. Lorsqu’ils en sont débarrassés, ils me voient sans que je puisse les voir. Le soir, j'installe mon bivouac à Courteix face à la célèbre chapelle templier.
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Ce matin, en sortant de mon abri de toile, je découvre un ciel dégagé. Je m’empresse de plier bagages pour profiter pleinement des bienfaits des photons. Je fais mes adieux à Hugues de Payns, lui promets de ne dire mot de notre conversation sur le trésor des templiers et poursuis mon pèlerinage vers le sud. Une lumière douce caresse la campagne. Au fur et à mesure de ma progression vers l’Auvergne profonde, la pierre s’assombrit et s’embellit d’ocre brun. Les croix des chemins prennent la forme de celles des Templiers.
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Kilomètre 842.Je m’arrête à Saint-Étienne-la-Geneste dans le parc aménagé près de l’église. De violents orages ont secoué la tente toute la nuit. Ce matin, de gros nuages noirs comme prêts à s’écrouler s’amoncèlent au-dessus du village et ne laissent rien présager de bon. Il ne faut pas sombrer dans le pessimisme et ne pas trop réfléchir car trop réfléchir, c’est renoncer. Renoncer ? Impossible ! Certes, je marche lentement comme un escargot mais un escargot ne recule jamais…
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Les ruraux travaillent et vivent depuis très longtemps en un même lieu. « Ils ne bougent pas de leur domaine. Le cadre de leur vie se parcourt à pied, s’embrasse de l’œil. Ils se nourrissent de ce qui pousse dans leur rayon d’action. Ils ne savent rien du cinéma coréen, ils se contrefoutent des primaires américaines mais ils comprennent pourquoi les champignons poussent au pied de cette souche.
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Je longe la Dordogne à travers une forêt luxuriante où j’aperçois quelques fleurs remarquables tandis que deux pêcheurs patients au-dessus de leurs hameçons ne désespèrent pas de tirer de l’eau quelques poissons. Dans cette traversée des gorges de la Dordogne, je ne croise pratiquement personne. Je me souviens juste avoir été frôlé par trois motards à deux roues et un motard à trois roues, tous fuyant à toutes roues. Ils se pavanaient sur leurs bécanes diaboliques qui pétaradaient dans le silence de la forêt alors que je traversais le pont des Ajustants.
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Kilomètre 969,9.Une petite demi-heure après avoir avalé ma ragougnasse quotidienne sous la pluie, j’entre à Calvinet et découvre autour de la place centrale un petit bar-restaurant ! Je me réfugie dans ce havre de bonheur pour m’abriter, boire un café et manger un excellent gâteau fait maison. La patronne est bavarde et aborde pêle-mêle plusieurs sujets avec enthousiasme. Elle m’explique notamment qu’elle vient de reprendre le bar-restaurant et à quel point il est difficile d’être accepté par les villageois. Les fausses rumeurs, excitées en partie par son célibat, ne s'apaisent que très lentement. J’apprécie son dynamisme et son entêtement à persévérer malgré les difficultés.
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Kilomètre 1037,9. Je descends vers le camping de Belcastel, sur les bords de l’Aveyron. Nourrie des pluies diluviennes des derniers jours, la rivière, qui a la couleur du caramel, est en furie. Je me réjouis à l’idée d’être aux premières loges pour assister à ce spectacle et surtout à l’idée d’ôter au plus vite mes vêtements détrempés pour prendre une douche chaude et boire le liquide brûlant de quelques tasses de thé sucré pour me réchauffer et ressusciter. Mais le maire de la commune en a décidé autrement : il vient de fermer le site pour la nuit en raison d’un risque de débordement.
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Kilomètre 1177,0. Le vent a lavé le ciel et en début d’après-midi, il n’y a pratiquement plus aucun nuage. Je sors de Lacrouzette pour profiter des granites de Sidobre. Ce granite est réputé pour être l’un des plus résistants et des plus durables. Son aspect moucheté blanc et gris provient du feldspath et des cristaux de quartz. Depuis longtemps, des carriers exploitent les gisements de granite du Tarn mais les rochers de Sidobre ont été préservés grâce à la persévérance d’un homme, Raymond Nauzières, archiviste et bibliothécaire de Castres.
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Kilomètre 1183,9. A Burlats, je franchis le pont à droite vers le « Pavillon d’Adélaïde ». C’est une importante maison romane, aux larges fenêtres gémellées qui abrita au XIIème siècle Adélaïde de Toulouse et sa cour d’amour. Un peu plus loin, les vestiges d’une abbaye offrent des portails romans et des colonnes à chapiteaux. Après avoir déambulé dans les rues du village dont les maisons s’embellissent de jolies fenêtres à croisillons et de pierres sculptées, je quitte ce petit havre de paix en bordure de l’Agout et attaque bon train une côte dont le pays castrais a le secret : courte mais raide à faire pâlir les cyclistes qualifiés de grimpeurs.
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Je découvre ensuite les rochers de la Rouquette dont certains ressemblent à s’y méprendre à ceux observés sur le plateau de Sidobre. Le site le plus remarquable est le chaos de la Rouquette, une rivière de rochers constituée de « boules » de granite bien ordonnées qui s’étire sur près de trois kilomètres dans le vallon du Lézert. Ces « boules » se sont formées suite à une désagrégation partielle du granite par les effets conjugués de l’eau et de phénomènes chimiques.
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Kilomètre 1215,1. Des nuages noirs colorent la terre, les lacs, les rivières et les montagnes qui dominent Mazamet au sud. Je les franchis par une piste boisée agréable en montant vers le Puech d’Enblanc (810 m) avant d’en redescendre par le versant opposé, tout aussi boisé, jusqu’à atteindre les rives du lac de Montagnès.L’après-midi s’achève alors que quelques timides rayons de soleil éclairent le lac. L’herbe est abondante, le bivouac est confortable, la soirée s’annonce magnifique.
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Kilomètre 1221,5. Au passage d’un col, je suis fier comme un coq non pas parce que j’ai marché tantôt sur des pistes à nids de poule, tantôt sur des routes lisses comme des œufs. La marche ne me ravit pas non plus parce que le ciel est d’un bleu incroyable, ni parce que les arbres m’offrent d’agréables ombrages ni même parce que je rencontre quelques personnes qui engagent parfois la conversation… La principale raison, c’est que les Pyrénées sont là : ils semblent tout proche, à portée de pas. Depuis le col, je vois flotter dans l’horizon bleuté leurs cimes enneigées qui se détachent à l’horizon. Pourquoi les Pyrénées chantent-ils tant à mon âme ?
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Kilomètre 1233,5. Plus bas, c’est le village de Mas-Cabardès qui m’accueille dans son écrin de verdure. Ce village a connu son heure de gloire au XVIe siècle et au XVIIe siècle lorsqu’il est devenu un bourg de riches drapiers. Dans toutes les maisons, on tissait et les drapiers commerçaient. Aujourd’hui encore, quelques maisons à encorbellement et une remarquable Croix des Tisserands témoignent de cette période faste. Je m’arrête faire provision à l’épicerie : arrêt intendance pour avoir toujours quelques choses à manger dans sa musette!
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Kilomètre 1317,7. En fin d’après-midi, je rejoins Rennes-les-Bains, connu depuis l’époque gallo-romaine pour l’exploitation de ses eaux thermales. Aujourd’hui, c’est la seule station thermale de l’Aude, spécialisée en rhumatologie. Dans le village, il y a une foule de touristes lorsque j’y fais halte. La plupart se baignent dans la Sals, la rivière salée qui traverse le village et qui est alimentée par des sources dont les températures varient entre 34°C et 44°C. D’autres sirotent du thé ou boivent de la bière dans les troquets. Enfin, il y a ceux qui se ruent vers la petite épicerie qui assure un ravitaillement bienvenu pour les randonneurs de passage.
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Kilomètre 1327,6. Et c’est en arrivant à Bugarach que le soleil fait son apparition : il éclaire le village d’une lumière douce. Je bats les ruelles étroites en quête de quelques rencontres. Un homme et femme discutent devant la mairie : je n’ose pas les interrompre. Deux femmes lourdement chargées déboulent dans la rue principale : elles parlent d’un aéroport et sont visiblement pressées. Des poules gloussent se cachant la tête sous l’aile tandis qu’un coq chante bruyamment. Un chien aboie. Les volets des maisons sont fermés.
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Kilomètre 1350,5. J’atteins le refuge de Gai Sourire. Le terme de refuge est un peu exagéré : il s’agit en fait d’une petite cabane de l’Office National des Forêts. Bientôt, à l’intérieur de l’abri, le feu crépite pour me réchauffer et le réchaud ronronne pour me rassasier. La soirée est magnifique. Devant les flammes, surgissent les souvenirs. En reprenant le fil des jours qui m’a amené jusqu’ici, je suis surpris de cette capacité de la mémoire à garder trace de chaque étape d’un voyage au long cours. « Comme si le mouvement avait un rôle de fixateur des souvenirs ou que le temps, lorsqu’il était mesuré par le défilement de l’espace, ne se dissolvait pas dans l’oubli. La route intensifie les événements de la vie. Cette densification du cours des choses contribue à les graver dans l’esprit».
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Hier soir, en scrutant la carte, j’étais passablement inquiet de la discontinuité de l’itinéraire balisé. Il s’arrête brutalement sur le versant sud du Sarrat Naout et ne réapparaît qu’au voisinage de la D12 : dans l’intervalle non balisé, apparaît un lacis de chemins noirs dont j’ignore tout de leur praticabilité. Pour ne rien arranger, des travaux de déforestation sont en cours ce qui peut signifier la présence de nouvelles pistes non répertoriées sur ma carte. Hors-pistes, la forêt est épaisse, compliquant la marche géographique. Ce matin, la situation est encore plus inquiétante: comme il est tombé toute la nuit une pluie fine, il reste encore ce matin un brouillard qui ajoute un peu de mystère à ma progression. Son humidité se condense sur mes sourcils, mes cheveux et ma veste polaire comme la rosée du matin...
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Kilomètre 1369,4. Mosset est un village charmant de la vallée de la Castellane située dans le massif du Madres. L’ensemble des maisons est dominé par les restes d’un château dont il ne subsiste pratiquement plus que les murs d’enceinte. Dans l’axe de la porte principale de cette bâtisse médiévale, on aperçoit, à 4 kilomètres en amont, la tour de guet de Mascarda qui date du XIIème siècle. Un feu allumé en son sommet donnait l’alerte en cas d’incursion en terre aragonaise de troupes venues du Royaume de France. Ces tours fonctionnaient en réseau dans la région et informaient rapidement et sur de longues distances des dangers imminents. Aujourd’hui, le village ne compte plus que 300 habitants. Je me réjouis que de l’eau potable coule dans les fontaines. C’est un détail insignifiant pour les touristes mais pour moi, ça veut dire beaucoup. Le randonneur au long cours est constamment à la recherche de point d’eau, qui plus est, lorsqu’il traverse des montagnes arides.
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Kilomètre 1411,2. Au col de Mantet que j’atteins dès l’aube après un tôt lever, je ne peux m’empêcher de faire une première infidélité au méridien. J’ai lu que le pic Tres Estelles (2 099 m) situé au nord-nord-est du col offrait des vues splendides et originales sur les montagnes catalanes. Alors, j’y monte ! Son ascension est rapide, facile et agréable au milieu de genêts et de formations rocheuses diverses et variées. Depuis 1988, le sommet où se dresse le drapeau catalan est occupé par une stèle ornée d’une sculpture en fer forgé avec trois étoiles. L’ascension du Serrat de la Menta (2 135 m), tout proche, complète la vue et permet de faire durer le plaisir d’être là-haut…
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Kilomètre 1435,6. Lors de cette traversée le long du méridien de Paris, je me suis efforcé de tenir un décompte très précis du nombre de kilomètres parcourus chaque jour et du nombre de kilomètres restants que je convertissais en jour. Chaque preuve de mon avancée était une grande satisfaction : ici, c’était un changement de département (et un de plus !) ; là, c’était un lieu très attendu ; là-bas, c’était le passage d’une « nouvelle centaine » : 100 km, 200 km…, 800 km fut une réjouissance (il marqua la moitié de mon itinéraire…), 1 000 km fut une jouissance : d’abord parce c’est 1 000 et ce n’est pas rien ; ensuite parce qu’il fut synonyme d’une soirée tout confort dans le gîte communal de Noailhac. Et puis, il y a le kilomètre 1435,6, certainement le plus attendu : il correspond au franchissement des Pyrénées et le passage en Espagne par le col de la Pal. Même si je ne vois pas le cairn du Méridien de Paris, c’est la délivrance ! Hip, hip, hip, hourra… je jubile.
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Kilomètre 1511,2. En début d’après-midi, je reprends ma route sur la rive droite du Ter : je progresse paresseusement après un repas trop copieux à l’image du cours d’eau qui se prélasse tranquillement en décrivant de larges méandres. Jusqu’à présent, suivre la « route du Ter » était d’une facilité déconcertante. Il suffisait de suivre le balisage : l’itinéraire était abondamment peinturluré et panneauté. Et puis, tout d’un coup, tout s’est arrêté. Quelques panneaux ont été détruits. Les traces de peinture ont disparu. Je marche donc désormais sur une piste sans certitude puisqu’elle n’est ni balisée, ni mentionnée sur ma carte. Elle s’éloigne du cours d’eau, remonte un abrupt boisé par le versant nord de la montagne avant d’en redescendre par le versant opposé plus clairsemé.
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Kilomètre 1535,6. LÀ l’approche de la petite ville de Torelló, des joggeurs m’accompagnent le long de prés fleuris qui bordent un petit canal parallèle au Ter. Torelló situé dans la vallée du Ges a un certain charme. Il y règne une atmosphère plaisante. Tous les bars-restaurants sont remplis et animés : les catalans communiquent à gorge déployée. La bière coule à flot. Des olives l’accompagnent. Je passe la nuit dans un petit hôtel dans une chambre avec un lit simple.
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Kilomètre 1642,7. Au-delà de Vic, j’aurais pu continuer à pied vers le sud mais très rapidement, je me serais heurté à une succession quasi-ininterrompue de zones industrielles et de cités sans charme, à une multitude de routes, à tout un espace bétonné où les arbres paraissent petits et les ruisseaux ont l’air triste. Trop de béton, trop de bruit et trop de monde pour un vagabond ! C’est donc en train que je termine ma traversée méridienne. Sur cette portion de l’itinéraire que je parcours bien plus vite que mon énergie ne me le permettrait, je découvre ô combien est moche toute l’extension péri-urbaine nord de Barcelone. Dans le nord de la province, au pied des montagnes, de jolis villages et de belles maisons sont abandonnées ; au sud, les hommes s’entassent dans des immeubles sans charme…
Bercé par les agréables mouvements que le train prend sur la voie ferrée, je me remémore dans le plus grand désordre quelques menus événements de ma longue traversée depuis Dunkerque. Soudain, une voix dans le haut-parleur trouble mes pensées et annonce l’arrivée à la gare Sants de Barcelone. Je descends. Dès les premiers mètres, je me sens flagada et déprimé par ces brutales retrouvailles avec la grande ville alors que je viens de passer ces dernières semaines dans les campagnes et par l’idée que le voyage est terminé. Je me rends dans le parc de Montjuich. C’est là que tout avait commencé pour Méchain…