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A 6 000 m... sur une autre planète


Les quelques andinistes qui viennent dans cette contrée reculée de la cordillère des Andes chilienne ont pour unique objectif de gravir l’Ojos del Salado (6 898 m), le plus haut volcan du monde, le deuxième sommet de la cordillère des Andes par son altitude. La période de l'année la plus favorable pour réussir cette ascension est l'été austral, de novembre à mars. Pendant cette saison, le temps est plus stable, moins venté et moins froid que le reste de l'année. Tous préparent leur ascension en s’acclimatant sur les rives de la lagune Verde. Puis, ils gravissent au choix le cerro Laguna Verde (5 832 m) ou le cerro Mulas Muertas (5 878 m). Enfin, après cette courte (souvent trop courte) acclimatation, ils s’attaquent à l’Ojos del Salado... en 4x4 ! Le véhicule tout-terrain les transporte sur vingt-cinq kilomètres à travers une piste poussiéreuse jusqu’au refuge Atacama vers 5 300 m d'altitude et parfois même, si les conditions le permettent, jusqu’au refuge Tejos à 5 833 m. Ensuite, ils marchent…
Cette façon de vivre la montagne, en s’approchant du sommet en 4x4 et en grimpant en file indienne avec des inconnus, ne me plaît guère. Je suis donc parti gravir une douzaine de ces sommets à plus de 6 000 m, tous sauf l’Ojos del Salado, en grimpant seul et en faisant l’effort d’accéder au pied des montagnes en ayant parcouru les vallées par mes propres forces…

Liste des sommets gravis : San Francisco (6 018 m), Fraile (6 040 m), Incahuasi (6 621 m), Cerro Vicuña (6 067 m) et volcan Baker (6040 m), Barrancas Blancas (6117 m), Boris Kraizel Loy (6 019 m), Peña Blanca (6034 m), Pics Nord (6 030 m), Central (6 629 m) et Sud (6 748 m) des Tres Cruces


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A Copiapó, je prends la route internationale 31 vers le col frontalier avec l’Argentine dit Paso de San Francisco. Cette route qui fait partie intégrante du « circuit des 6 000 » (« circuito Seismiles ») traverse la Vega San Andres (2 560 m), vaste plateau couvert de végétations où paissent en toute quiétude vaches et chevaux, franchit le col Codocea (4 285 m), descend par l’étroite vallée du Caballo Muerto, parvient aux abords du salar de Maricunga, le plus austral du Chili et à peine plus loin, au poste de douane où je descendais de mon quatre roues, heureux d’avoir parcouru cette longue montée de 174 kilomètres sans encombre.
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Au poste de douane, j’avais bien peur que mon projet ne se heurte aux formalités administratives ou plutôt aux « rigidités administratives qui font bon marché de la flânerie, plus encore de l’aventure ». Il est toujours difficile de convaincre certains auditoires – particulièrement ceux qui délivrent des autorisations – de la finalité d’un projet. Il y a souvent une défiance lorsqu’on envisage un voyage à pied et un grand scepticisme si l’on évoque une marche solitaire. J’étais passablement inquiet mais finalement, je n’ai pas eu à me justifier.
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Ce qui hier, sous un ciel noir était totale mélancolie apparaît, au petit matin comme pur éblouissement : le salar de Maricunga brille de mille feux ! Avant de m’y rendre, je fais ronronner le réchaud à l’abri du vent et me prépare un petit-déjeuner copieux car chacun le sait, l’alimentation est la clé du succès de tout engagement physique et le repas du matin est capital. Du lait, du café, des biscuits, de la confiture… et un hôte surprise ! Un renard par l’odeur alléché s’invite à ma table. Il s’agit d’un renard gris d'Argentine ou renard de Patagonie.
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Ciel enflammé au-dessus du désert de sel de Maricunga
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Désert de sel de Maricunga, riches de salpêtres (ou nitrate de potassium), d’iode, de chlorure de sodium (ou sel commun) et de lithium
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Tous les déserts de sel sont des sites naturels exceptionnels qu’il conviendrait de protéger. Malheureusement, ils sont suffisamment riches pour être exploités, dégradés, salopés.
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Autour des géants de pierre, le décor est surréaliste. L’inclémence des lieux a eu raison des arbres et des hommes. Pas de vie, pas un brin d’herbe. Rien que du sable et de la pierre. Puis soudain, au détour d’un virage, apparaît de façon quasi-surnaturelle la lagune Verde avec une explosion de couleurs: le vert ou parfois le bleu du lac, le rouge, l’orange et l’ocre des roches et des volcans, le blanc du sel…
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Je dresse mon campement sur la rive sud du lac. Sous un ciel sans nuage, le cerro Laguna Verde (5 832 m) au nord et la petite cordillère Sundt avec ses trois « 6 000 » au nord-ouest dominent l’immense étendue scintillante.
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Comment ne pas profiter des sources d’eau chaude naturelles aux relents de soufre qui bordent le lac? Il n’y a personne. Je baisse culotte, plonge mon corps dans une eau à 40°C et me relève purifié!
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Ce matin, avec les premiers rayons de soleil, une lumière douce et caressante éclaire la cordillère Sundt. Il n’y a pas le moindre souffle d’air, aucun frisson sur le lac. La nature s’enferme dans un mutisme complet. Le calme absolu. Il reflète la paix profonde du lieu et invite à la contemplation.
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Le cerro Laguna Verde (5 832 m)
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Direction le Paso de San Francisco (4 770 m), à environ 20 km de la lagune Verde. Au col, au pied du volcan San Francisco (6 018 m), un petit refuge non gardé. À l’intérieur, quatre argentins. Dans ce petit espace apprivoisé, gagné sur le vent qui hurle dehors, nous passons quelques heures à discuter...
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Je monte dans le vent chilien sur les pentes du volcan. J’avance lentement, uniquement soucieux d’atteindre l’objectif du jour. Après trois heures de marche, j’installe le bivouac sur un replat qui surplombe au nord-ouest le col frontalier d’où je viens. Ensuite, attendre, rien d’autre qu’attendre... Boire, manger et attendre… Ici, le temps ne s’écoule plus au rythme des heures, il se compte en temps d’adaptation de l’organisme à l’hypoxie d’altitude. )
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Je suis à bout de force. Tous les dix mètres, je m’arrête. Le temps est une succession de petites éternités douloureuses. J’essaie de respirer à fond pour vaincre mon ennemi et sa malignité insidieuse mais mes cellules ne s’en trouvent pas mieux oxygénées. Sous l’effort, la tête courbée laisse paraître un visage crispé. 5 910 m. L’altimètre me redonne du baume au cœur. Je contourne par la gauche une vaste surface de pénitents de glace et atteins enfin le sommet du San Francisco (6 018 m).
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Arrivée sur la crête des Barrancas Blancas.
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Premier « 6 000 » de la crête des Barrancas Blancas : le pic, à 6 011 m, offre une belle vue sur le massif des Tres Cruces.
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Volcan Baker (6 040 m) et le cerro Vicuña (6 067 m) depuis les pentes du Barrancas Blancas.
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Le Fraile (6 040 m) depuis la route internationale
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Camp de base baigné par le calme au pied du Paso de las Lozas ou Fraile (5 119 m)
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Premières mètres d'ascension du Fraile. Jusque là, tout va bien...
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Cordillère Sundt depuis la route internationale.
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Le Fraile (6 040 m) et El Muerto (6 488 m).
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El Muerto (6 488 m) et l’Ojos del Salado (6 898 m)
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Pénitents de glace au pied de l'Incahuasi (6 621 m).
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Coucher de soleil au-dessus du Muerto (6 488 m) et de l’Ojos del Salado (6 898 m).
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Empilement de nuages au nord du Paso de San Francisco.
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Pic Central des Tres Cruces (6 629 m).
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Lumière douce sur le cerro Mulas Muertas (5878 m) en début de soirée.
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Pic Central des Tres Cruces (6 629 m) depuis mon campement atteint après avoir longé un petit cordon montagneux orienté selon un axe nord-sud et dominé à l’est par le massif des Tres Cruces et remonter vers l’est un petit vallon étroit et encaissé.
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L’après-midi, dans le cocon douillet de la tente qui absorbe les photons, l’attente est douce entre sieste, écriture et quelques boissons chaudes. Après le flamboiement du soleil, la source de chaleur disparaît et le cocon douillet devient glacé… Bonne nuit à 6 000 m !
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Pic Sud (6 748 m) des Tres Cruces depuis les pentes du pic Central.

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        Le Tres Cruces Central, du haut de ses 6 629 m, est donc le dernier « 6 000 » de mon expérience andine. Assis sur le sommet, je prends quelques minutes, je tempère… Sous un soleil sans vent, je suis hypnotisé par l’immensité des paysages et surpris par l’aspect trompeur des apparences. Il est difficile en effet, sans l’avoir vécu, d’imaginer à la vue de ces sommets baignés par le soleil, à quel point le vent peut être déchaîné et le froid glacial. Sur ce territoire sauvage, je me rends compte que je n’ai pas croisé le moindre randonneur pendant près de huit semaines. Rien ni personne n’est venu entamer la désolation des plateaux et la solitude des montagnes.
        Pour la dernière fois, je me réveille sur le sol inégal de ma tente, vers 5 000 m d’altitude, au pied du massif des Tres Cruces. Je traîne dans le duvet car je veux retarder le moment où il me faudra quitter les montagnes pour plonger sur la ville de Copiapó qui marque la fin de mon aventure andine. Après quelques heures de marche, je retrouve la route 31 qui m’offre un petit répit puisque je ne croise que trois véhicules sur près de deux cents kilomètres. Puis, ce sont les brutales retrouvailles avec la pression atmosphérique, la grande ville, la foule et le bruit...
        Après avoir choisi d’aller là où logent mes rêves, après avoir rompu avec la société des hommes, après avoir décidé de vivre au moins temporairement une expérience intense, après avoir connu des moments où le présent se déploie en un instant parfait, après m’être imprégné de l’atmosphère étrange de l’air raréfié et m’être senti incroyablement bien, libre et en harmonie, après de longues heures à attendre sous la tente, après avoir assisté à des levers et couchers de soleil flamboyants, après avoir transcendé mes limites morales à gravir l’abrupt des montagnes, après des nuits d’insomnie à douter de l´itinéraire à suivre ou à redouter le vent et la tempête, après avoir attendu des journées que mon organisme s’adapte à l’hypoxie d’altitude, après avoir contemplé des champs d’étoiles dans un ciel non pollué par les éclairages publics, après avoir encouragé des plantes à pousser dans un environnement hostile, après m’être dit « Mais qu’est-ce que tu fous là ? », après avoir vécu des journées accablantes de froid et de beauté mêlés, après avoir choisi pour compagnons le vide et le silence qui effraient la majorité des hommes, après avoir donné des journées entières à de grands espaces de solitude, après m’être réjoui à la vue de la course d’un renard ou du vol des flamants roses, après avoir espéré, désespéré puis de nouveau espéré, après avoir été bousculé, giflé, renversé par un vent tyrannique, après m’être senti à des années-lumière de toute terre habitée, après avoir vécu des moments qui changent profondément un être et lui deviennent indispensable, après avoir caillassé le vent tellement il devenait insupportable, après avoir vu les montagnes se poudrer de blanc et accrocher des nuages lenticulaires, après avoir connu les tempêtes et les fatigues andines, après avoir ressenti le mal des montagnes et le bien des sommets, après avoir capté et enregistré en moi autant de beauté et d’émotion, après avoir connu tous ces moments seul, face à face avec moi-même, avec mes valeurs, mes doutes et mes espoirs… après tout ça, je me retrouve assis sur un banc, sous le couvert de grands arbres qui font ombrage sur la place centrale de Copiapó et je rumine tout à loisir les instants passés là-haut. Mes pensées se déploient sur l’altiplano andin puis se fixent sur la cabane de bric et de broc de la lagune Verde, faite de tôles et de bois mêlés. La porte à demi sortie de ses gonds s’ouvre sur une pièce occupée seulement par une table, quelques chaises et des étagères où se mêlent bouteilles d’eau vide, bougies fondues et conserves éventrées. Les murs sont couverts des inscriptions souvent banales, parfois stupides, rarement drôles de ceux qui sont passés par là. Une ouverture donne accès aux dortoirs où s’entassent des lits superposés.
        J’en appelle à la raison des hommes pour que cette cabane toute de guingois dont la seule ambition est de protéger du vent et du froid ne soit jamais remplacée par un refuge flambant neuf qui proposerait confort, wifi, frites et glaces aux touristes ou aux randonneurs de passage. Aucun élément « estampillé de civilisation » ne devrait être exporté vers ce lieu, uniquement animé de couchers et de levers de soleil qui embrasent le ciel et colorent les nuages, de tempêtes de neige qui poudrent la montagne de blanc, du souffle du vent qui fait remonter le col et frissonner le lac, du vol en formation des flamants roses qui gardent cou et pattes étirés… Un lieu où tous les sens seraient en éveil, où la nature offrirait à l'homme tout ce que la société moderne oublie de lui donner.
        J’en appelle à la raison des hommes pour que ce site devienne un sanctuaire, tout en restant accessible à l’homme à condition que celui-ci, lorsqu’il quitte les lieux, « prenne soin de laisser deux choses. Premièrement : rien. Deuxièmement : ses remerciements ».