Dessin original de Yann Renauld publié dans un livre de Miguel Angulo en 1992: "Polémique à la construction de la route du tunnel du Somport."
Cannellito et les autres
Pendant un mois, j’ai essayé d’observer avec les lunettes de mes jumelles quelques animaux sauvages bien mieux adaptés que moi aux conditions rudes de l’hiver. D’autres hommes préfèrent mettre ces animaux dans les lunettes de tir de leurs fusils. Voilà un ours! Pan! Pan! Le 1er novembre 2004, des chasseurs ont tué l’ourse brune dénommée Cannelle lors d'une battue au sanglier maintenue malgré la présence annoncée du plantigrade dans le secteur. Elle a laissé orphelin un petit ourson, Cannellito. Il a aujourd’hui 17 ans. Comme ses congénères, il a une excellente mémoire (l’ours est considéré comme un des intellectuels du règne animal, derrière l’homme, les singes supérieurs et l’éléphant indien(1)) et se souvient parfaitement de ce qui s’est passé.
C’était dans la zone du col du Couret, au-dessus du village d’Urdos, au cœur de la vallée d’Aspe… Avant de plonger dans une longue hivernation, Cannelle et Cannelito profitaient des couleurs flamboyantes de l’automne tout en se régalant des dernières offrandes de la nature. Deux jours avant le drame, des hommes les avaient repéré et avaient informé les chasseurs de leur présence afin qu’ils évitent la zone. Mais, ces chasseurs croyaient tout savoir mieux que les autres. Alors, en conquérants fulgurants, ils sont venus, ils ont vu et ils ont vaincu. Et ils se sont humiliés aussi… Le lendemain, la carcasse de Cannelle était hélitreuillée, au fond d’un filet rouge. Rouge sang… Les journaux titraient : « Disparition tragique de la dernière ourse de souche pyrénéenne ». Phrase choc pour sensibiliser le public. Pourtant, il n’y a pas de « race » ou de sous-espèces pyrénéennes d’ours brun.
« Les ours pyrénéens autochtones étaient des ours bruns de la lignée génétique du sud de l’Europe, avec les ours cantabriques espagnols, des Abruzzes italiens ou des Alpes dinariques en Slovénie et en Croatie. Ils appartenaient à une même population », affirme Gérard Caussimont dans son ouvrage « Pourquoi la réintroduction de l’ours est-elle si difficile ? » S’il y a réintroduction, c’est qu’il y a eu extermination. Comment en est-on arrivé là ?
La relation entre l’homme et l’ours a toujours été compliquée. Dans les villages pyrénéens de montagne, « certains l’appelaient « le monsieur », d’autres « le va-nu-pieds », deux surnoms qui montrent l’ambivalence des hommes à l’égard de l’espèce: d’un côté, la fierté de partager leur terre avec un seigneur aux allures si humaines et d’un autre, la haine de voir parfois cet animal faire des brebis et des veaux son repas de gala(2)! » La haine a fini par l’emporter et au siècle dernier, l’homme a été autorisé à chasser les ours. Au poison, au fusil, à l’arme blanche, qu’importe… le tueur était un héros. On lui versait des primes. Il se vantait de vallées en vallées de sa prise et exhibait sous les acclamations la bête tuée. Il vendait la tête et les pattes pour en faire des trophées, la chair pour en faire du pâté. Il ne restait plus que la peau que le chasseur triomphant clouait sur le mur de sa maison et la graisse qu’il vendait au prix fort pour ses supposés vertus contre la chute des cheveux. Tuer un ours permettait d’acquérir une certaine notoriété et de gagner beaucoup d’argent.
Cette relation compliquée avec le plantigrade n’était pas propre à la chaîne pyrénéenne. L’ours a disparu des Vosges, du Jura et du Massif-central où il a été chassé au début du XIXème siècle. Dans les Alpes, le dernier ours est mort en 1937. Il n’y avait donc plus que les Pyrénées qui abritaient encore quelques individus : on en dénombrait 150 vers 1900, à peine 70 en 1954. Puis, peu à peu, toutes les vallées se sont vidées de leurs fauves. Alors, devant cette disparition programmée, l’État a décrété l’interdiction de la chasse à l’ours en 1962. Malgré cette mesure, la population des ursidés a continué de baisser et en 1990, il n’y avait plus que 6 ou 7 ours sur l’ensemble de la chaîne pyrénéenne : parmi eux, Cannelle et Cannelito. Puis, sont arrivés Giva, Zyva, Melba, Pyros… Ils ont quitté leur Slovénie natale. Ils sont venus s’installer dans les Pyrénées, ils se sont intégrés dans ce nouvel environnement, ils ont appris, ils se sont adaptés… L’adaptation est, paraît-il, une preuve d’intelligence. Pourquoi certains hommes ne sont-ils donc pas capables de s’adapter? Ils affirment, haut et fort, que les Pyrénées ne sont pas un zoo géant, qu’elles ne sont pas un espace de vie mais une économie où les ours n’ont pas leur place. Ils se prennent en quelque sorte pour les maîtres des lieux en affirmant leur suprématie sur toute autre espèce. Ils pensent que les écosystèmes animal et végétal sont à leur service et au service de leur économie. Au fil des siècles, les hommes se sont toujours débarrassés des bêtes sauvages qui les gênaient. Mais, « à transformer les bêtes en choses, il se pourrait bien qu’ils perdent leur propre humanité(3). »
Aujourd’hui, dans les Pyrénées, quelques hommes continuent encore à déranger, à refouler, à traquer et même à empoisonner et chasser les ours. Au cours de l’année 2020, trois d’entre eux ont été tués. Ils s’appelaient Cachou, Gribouille et Sarousse. Ailleurs, les ours souffrent également.
Dans l’Arctique, la fonte des glaces s’est accélérée ces dernières décennies, entraînant un recul de la banquise et un changement de l’habitat des espèces animales de cette région. Les ours polaires ne trouvent plus de quoi s’alimenter. Certains s’affaiblissent progressivement, perdent de leur vigueur et finissent par mourir. D’autres s’aventurent vers le sud en quête de nourriture et rencontrent les hommes… L’histoire finit mal en général.
Dans les régions tropicales qui s’étendent du Panama jusqu’en Argentine, l’ours à lunettes est le seul ours d’Amérique du Sud. En Équateur, il vit dans la forêt des nuages où les arbres serrés et torturés sont couverts de mousses, de lichens, de fougères arborescentes et de plantes épiphytes comme les orchidées et les broméliacées. C’est une forêt obscure perchée à 2 000 m d’altitude d’une richesse exceptionnelle où les fruits éclosent toute l’année si bien que l’ours à lunettes n’a pas besoin d’hiverner. On pourrait penser que pour lui, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant, sa subsistance est encore fragile. Autrefois chassé pour sa viande, sa fourrure et sa graisse utilisée en médecine traditionnelle, il est encore victime de nos jours des braconniers. Surtout, le plantigrade souffre de la déforestation, de l’urbanisation et de l’extension des terrains agricoles. Son territoire se réduit inexorablement. Aujourd’hui, malgré les efforts de préservation, il est encore sur la liste rouge des espèces menacées(4).
Dans les zones montagneuses des provinces de Sichuan, Shaanxi et Gansu en Chine, vit le panda géant dont le nom signifie « chat-ours » en tibétain. Il a une signification toute particulière pour le Fonds Mondial pour la Nature plus connu sous l’acronyme WWF (pour World Wide Fund for Nature) puisque, depuis la fondation de cet organisme en 1961, il en est le symbole, peut-être parce que c’est l’une des espèces les plus menacées au monde. Le panda géant dont le régime alimentaire est constitué à 99 % de végétaux, essentiellement des bambous (il peut en ingurgiter jusqu’à 20 kg par jour et passe près de 14 heures à les mastiquer), souffre de l’activité humaine. Ses déplacements sont de plus en plus limités en raison de la perte et de la fragmentation de son habitat, de l’expansion des zones agricoles et de la multiplication des pistes pour y accéder. Ces conditions nouvelles sont peu favorables au brassage génétique lors de la période de reproduction et à la recherche de nouveaux territoires pour les jeunes pandas qui se séparent de leur mère. Les conséquences sont dramatiques: le brassage génétique est insuffisant entre les sous-populations, la consanguinité résultat d'une reproduction sexuée entre deux individus apparentés augmente, les animaux deviennent moins résistants aux maladies et s’adaptent moins bien aux changements environnementaux…
Dans les régions forestières du sous-continent indien, de l'Himalaya et au Sri Lanka, l’ours Lippu (Melursus ursinus) aussi appelé ours à miel ou ours paresseux, est facilement reconnaissable avec une marque beige en forme de croissant de lune sur la poitrine. Le plus connu d’entre eux est l’ours Baloo du roman « Le Livre de la jungle » paru en 1894. C’est un ursidé qui se nourrit essentiellement d’insectes (c'est un grand consommateur de fourmis et de termites), de fruits et de miel. Comme pour l’ours à lunettes, l’abondance de nourriture et la clémence du climat lui permettent de vivre toute l’année sans période d’hivernation. Seule, la mousson ralentit son activité. Ses prédateurs naturels sont les tigres et les léopards mais c’est bien l’homme qui est responsable de son déclin en ravageant son habitat naturel: au Sri Lanka, près de deux millions d’hectares de forêts montagneuses ont été rasés entre 1956 et 1983(5). Le braconnage pèse aussi lourdement sur les effectifs de l’espèce: organes génitaux, os ou griffes alimentent la médecine locale et font l’objet d’un marché noir(5).
Dans la partie nord de l’Asie, de l’Iran aux îles septentrionales du Japon, en passant par le Tibet, la Mandchourie, la Birmanie et le Laos, l’ours à collier ou ours noir d’Asie (Ursus thibetanus) souffre également des soi-disant vertus médicinales de certaines parties de son corps. Il est notamment victime du trafic de la bile, la pharmacopée traditionnelle chinoise lui prêtant de nombreuses propriétés. Près de 10 000 ours sont enfermés dans des fermes spécialisées et souffrent de la pose permanente d’un cathéter « planté vif dans la vésicule biliaire » pour en extraire l’acide biliaire naturel ou acide ursodésoxycholique. Le précieux liquide est ensuite utilisé en médecine traditionnelle chinoise « pour stimuler la virilité et résorber les hémorroïdes ». L’acide biliaire pourrait avoir des effets positifs sur la dégénérescence rétinienne, sur la protection contre certains diabètes et sur certaines maladies neurodégénératives. Une version de synthèse de la molécule active existe déjà. Pourtant, cette pratique traditionnelle dangereuse pour l’homme (dans les conditions où elle est extraite, la bile contient énormément de bactéries) et extrêmement traumatisante pour les ours perdure...(6), (7)
Dans les territoires de l’Asie du Sud-Est, essentiellement à Sumatra et à Bornéo, l’ours malais (Helarctos malayanus), également appelé ours des cocotiers, souffre aussi du trafic pour la médecine traditionnelle. De plus, son habitat est en train de disparaître « à cause de l’expansion des exploitations agricoles comme les plantations d’huile de palme et autres cultures(8) ». Pourtant, il est urgent de le préserver. Comme tous les autres ours de la planète, l’ours malais est une espèce parapluie, c’est-à-dire « une espèce dont le domaine vital est assez large pour que sa protection assure celle des autres espèces appartenant à la même communauté(9) », selon la définition donnée par le professeur émérite d'écologie François Ramade, en 2002. Ainsi, l’ours malais joue un rôle écologique important sur l’écosystème des forêts. Il disperse les graines des fruits qu’il dévore et participe ainsi grandement à la régénération naturelle des arbres. Il assure aussi la régulation du nombre de parasites dans les forêts comme les termites dont il se délecte. « Lorsqu’il cherche des fourmis ou des abeilles, l’ours crée de nouvelles cavités dans les arbres grâce avec ses griffes particulièrement acérées. En faisant cela, l’animal est indirectement à l’origine de la création d’espaces de vie pour des espèces comme le calao, l’écureuil volant et d’autres petits êtres vivant dans les arbres. En creusant dans les litières de feuilles à la recherche de nourriture, il laisse des restes pour les pilleurs comme le faisan ou la perdrix...(8). »
Sa disparition pourrait altérer tout un écosystème de façon dramatique.
Réchauffement climatique, déforestation massive, expansion des zones agricoles, chasse, braconnage, pratiques médicinales ancestrales, consommation à outrance… tous ces fléaux, conséquences des actions directe ou indirecte de l’homme sur la nature, mettent en danger les ours partout dans le monde. Condamner les ours à la disparition, c’est détruire une part de la beauté du monde. C’est aussi détruire une grande variété d’écosystèmes.
Les hommes ont oublié l’aspect sécurisant des ours en peluche, les fameux « nounours » qui les ont accompagnés dès leur plus jeune âge. Ils étaient leurs premiers compagnons, ceux avec lesquels ils jouaient et auxquels ils faisaient leurs confidences. Désormais, ce sont les ours qui devraient s’adresser aux hommes. Ils devraient leur demander pourquoi ils sont devenus fous. Leur folie les fait suivre un modèle économique basé sur la croissance à tout prix. La société de consommation, moteur de ce modèle, détruit la planète. Elle appauvrit les sols. Elle pollue les eaux. Elle asphyxie les airs. Le taux de CO2 augmente. Le climat se réchauffe. Partout, la vie se retire et l’homme continue de se comporter égoïstement. Il cherche en toutes circonstances à satisfaire ses propres intérêts. Il ne se préoccupe que de lui-même. Il fait son bonheur du malheur de tous. Il fait le malheur des ours...
(1) "La vie de la montagne" d’Éric Fischesser aux éditions de la Martinière.
(2) Inspiré de l’émission "Affaires sensibles: L'ourse Cannelle : mort d'un fossile" présenté sur France Inter par Fabrice Drouelle et diffusé le 7 décembre 2020.
(3) Citation extraite du livre "Kamtchatka, au paradis des ours et des volcans", de Julie Boch et Émeric Fisset aux éditions Transboréal.
(4) Extrait de "La vie secrète de l’ours à lunettes", un film réalisé par Philippe Molins en 2020.
(5) https://www.especes-menacees.fr/dossiers/ours/ours-lippu-melursus-ursinus/
(6) https://www.journeemondialepoursauverlesours.fr/category/ours/
(7) https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/grands-mammiferes/la-bile-d-ours-un-commerce-toujours-actif_16786
(8) https://fr.mongabay.com/2017/01/ours-malais-plus-petit-ours-monde-menace-commerce-de-bile-dours/
(9) https://www.g-on.fr/les-especes-parapluies-nous-protegent-bien-plus-que-de-la-pluie/