L’énergie vagabonde, comme toute histoire d’amour, porte sa face d’ombre. Au bout du mouvement perpétuel, il y a le danger du tournis. Le dégoût vous attend parfois à la dernière étape d’une vie de mouvement. L’énergie vagabonde vire-t-elle à la sarabande stérile ? On va, on esquive, on contourne, on s’escampe. Les Anglais, qui baragouinent une sorte de patois normand, appellent d’ailleurs escapisme cette science de la dérobade, cet art de ne rien subir. Un obstacle ? Vite ! Un chemin de traverse ! Une décision à prendre ? Vite ! Un escalier de service ! Or un jour, après avoir pris la fuite devant tout ce qui se présentait, on se retourne, on jette un regard par-dessus son épaule et on découvre une rase campagne. Elle fume un peu : ce sont les souvenirs évaporés. Le reste ? Le vide, la nuit, la solitude. Le contraire du jardin qu’on aurait choisi de cultiver. L’énergie vagabonde serait-elle un défoliant ?
Toute vie sacrifiée à l’énergie vagabonde se résorbe en sillage de bateau : une cicatrice se referme sur l’absence. Les amis ? Ils sont restés derrière soi, ils ont peuplé leurs propres maisons avec leur propre famille. Ah, leurs soirées doivent être gaies, avec les enfants autour d’une table où fume la soupe. Oui ! il y a certains bivouacs dans les bois solitaires qui sont glaçants. C’est le destin du gentil Knulp de Hermann Hesse. Sa vie légère de vagabond dégagé, il la paiera ! Il meurt un jour, seul, contre le tronc d’un arbre. En bas de la vallée, les fenêtres sont allumées, on entend les flonflons. Son vagabondage si fantaisiste était donc une errance sur le mont de pitié…
Pour ne pas devenir un derviche tournant, je me garde de confondre l’énergie vagabonde et la divagation. Je laisse la dérive au plancton de la mer, aux rhizomes des deltas. Ces êtres vivants vont dans les courants sans jamais remonter à une quelconque source. Ce sont les enfants abandonnés de la fluctuation. Des nomades perdus dans des flux inconnus. Les vrais migrateurs, eux, reviennent toujours dans un effort immense, vers le nid qu’ils connaissent et dont ils se souviennent. Leur énergie vagabonde est un éternel retour. À tire d’aile.
L’énergie vagabonde procède autant de l’élan qui m’arrache que du mouvement qui me ramène. Pour que s’opère ce balancement, il faut un point où revenir, une Ithaque homérique, un lieu amniotique comme on dit du liquide dans lequel on barbote avant de devenir ce que l’on est. En somme, il faut être quelque part. Dans mon enfance, il y avait un jeu que les pouvoirs publics ont certainement interdit « pour la santé et la sécurité de toutes et de tous » : le Jokari. Une balle de caoutchouc était fixée à un élastique relié à un socle de fonte. On tapait de toutes ses forces et la balle filait vers le ciel avant d’être ramenée par l’élastique. Elle revenait, on tapait à nouveau. Paf ! Zou ! Ces deux onomatopées forment un beau programme… En général, la balle rencontrait un carreau, la devanture d’un magasin de porcelaine de Limoges ou l’œil de l’un des joueurs et l’on interrompait la partie. Le Jokari incarne parfaitement le principe de l’énergie vagabonde corrigée par le port d’attache. Une impulsion, un aller, un retour. Un socle et une trajectoire. L’air et la terre. Entre les deux : des liens. Dans la vie, il faut de bons élastiques. Ils permettent de régler la tension de l’arrêt et du mouvement. Ils vous ramènent à vous-même.
Sylvain Tesson