Emmanuel Ménoni
Le Grand tétras dans les Pyrénées
Une carrière de biologiste de la faune sauvage au service des galliformes de montagnes et du Grand tétras en particulier.
Mes études en biologie à l’Université de Grenoble m’ont conduite à réaliser un diplôme d’études approfondies sur le Tétras-lyre dans le briançonnais, financé par l’ONCFS, puis j’obtins un financement de ce même établissement pour entamer une étude de longue haleine sur le Grand tétras dans les Pyrénées, qui me permit d’obtenir un doctorat de science avec une thèse intitulée : « écologie et dynamique des populations du GT dans les Pyrénées avec des références spéciales à la biologie de reproduction chez les poules » à l’Université Paul Sabatier de Toulouse.
Peu de choses réellement scientifiques étaient connues dans les années 1980, au début de ces études. Un éminent scientifique, Lawrence Ellison recruté par l’ONCFS en CDD en 1977 constitua et forma une équipe très soudée de chercheurs dédiées à ces espèces, et on me confia plus spécifiquement les études du Grand tétras aux Pyrénées, espèce pour laquelle l’Office a commencé à s’intéresser en 1975, avec l’organisation d’une vaste enquête nationale qui montra que les populations de l’est de la France diminuaient de façon alarmante.
Ces études portaient sur la dynamique des populations, la biologie de la reproduction, la sélection des habitats, l’impact de différents facteurs limitants naturels (prédation, parasitisme et pathologies…) et anthropiques (chasse et braconnage, collisions d’infrastructures, tels que câbles aériens et clôtures, développement des domaines skiables et dérangements crées par la présence humaine, foresterie, …).
Ces études nécessitèrent la mise au point de méthodes de dénombrement des coqs adultes au printemps et des poules suivies ou non de leurs nichées en été, la capture et le suivi télémétriques de jeunes et d’adultes. Plus tard, grâce à des partenariats avec des universités (Grenoble, Lausanne, Fribourg…) on réalisa des études utilisant l’outil génétique, pour travailler sur la taxinomie et l’histoire de l’espèce, l’état de la diversité génétique, les échanges entre noyaux de populations, le mode de recrutement des mâles et des femelles dans les reproducteurs, et aussi identifier les populations souffrant de perte de diversité génétique.
On put encore établir que le Grand tétras était une relativement bonne « espèce parapluie » (autrement dit un bon ambassadeur de la biodiversité) dans les Pyrénées, comme cela avait été montré dans les forêts d’Europe centrale ou en Scandinavie. Pour cela, l’on eut encore recours à des partenariats avec des entomologistes (CNRS, ESAP…) des botanistes et spécialistes de la fonge (Conservatoire Botanique National des Pyrénées) et enfin avec l’Université de Saint Etienne, qui mena une étude utilisant la bioacoustique, qui démontra qu’une gestion forestière favorable au Grand tétras enrichissait aussi les communautés d’oiseaux et d’invertébrés.
Nous avons aussi organisé un colloque national sur les Galliformes de montagne à Grenoble dès 1987 et ensuite le Xe Colloque International sur les Tétraonidés, à Luchon en 2005, qui furent incontestablement des réussites.
Notre travail scientifique sur le Grand tétras se poursuit, mais une part croissante de mon activité dès la fin des années 1990 fut de répondre aux nombreuses demandes d’expertises et d’avis émanent des forestiers, des gestionnaires des espaces naturels, des domaines skiables, de services de l’état, et d’apporter une forte contribution à d’importants projets européens, comme Gallipyr et Habios (programmation INTERREG).
Organisation des suivis de population à l’échelle pyrénéenne
Au début des années 1990, il apparut qu’il était impérieux de structurer les suivis de population et d’une façon plus générale les efforts que menaient de plus en plus d’acteurs du territoire pyrénéen (espaces protégés, ONF et ONCFS, Fédérations des chasseurs, Associations). C’est la raison pour laquelle, mon équipe et moi-même avons étendu en 1998 l’Observatoire des Galliformes de montagne (OGM), créé quelques années auparavant dans les Alpes. Cet observatoire constitue une des bases de données les plus riches sur ces oiseaux en Europe. Par leur force symbolique, les tétraonidés réussissent à faire collaborer efficacement des mondes qui souvent s’ignorent ou s’affrontent. Je me suis personnellement attaché au bon fonctionnement de l’OGM, en particulier lors des nombreux conflits au sujet de la chasse du Grand tétras, qui débutèrent dans les années 1990. En particulier, nous avons eu recours à l’assistance et aux grandes compétences de la cellule biostatistique de l’ONCFS pour un traitement des données performant et rigoureux, de sorte à ce que les données fournies par l’OGM soient le moins contestables possible.
Le Grand Tétras@https://lemagdesanimaux.ouest-france.fr/dossier-847-grand-tetras.html
Mise en place progressive d’une politique de conservation
Nous avons publié en 1994 à la demande de l’Union européenne le premier Plan de Restauration du Grand tétras, du Tétras-lyre, de la Gélinotte des bois et de la Perdrix bartavelle en France, dont je fus le rédacteur pour le Grand tétras, qui a servi de base à tout ce qui s’est fait en la faveur de ces espèces jusqu’à aujourd’hui.
Ce travail fut le précurseur de la « Stratégie Nationale pour le Grand tétras », validée en 2012 par le Ministère en charge de l’environnement et dont l’animation pyrénéenne a été confiée à l’ONCFS, qui n’est autre qu’un plan d’action.
Ces deux plans comportent un important volet sur –le perfectionnement de la connaissance notamment au moyen des nouvelles technologies (usage de balises GPS pour des études des comportements spatiaux très fins, l’étude de l’efficacité des espaces protégés, les interactions avec le tourisme de masse dans les domaines skiables, etc…), et bien entendu les suivis de populations assurés par les partenaires de l’OGM ;
-la conservation et l’amélioration des habitats, qui est fondamentale, au travers de la sylviculture (rédaction d’un guide très précis avec un groupe de travail de forestiers publié en 2012), de la gestion pastorale, sans oublier l’impact des grands herbivores sauvages qui réduisent et simplifient énormément les strates basses de la végétation;
-la réduction des causes de mortalité d’origine anthropique, directes comme les collisions et les tirs légaux ou illégaux, mais aussi indirect, comme le fait que certaines activités humaines favorisent les populations de prédateurs généralistes, qui peuvent se développer de façon importante sans le frein des « top-prédateurs » comme le loup et le lynx, -des actions de nature à limiter les dérangements (mise en place de « zones de quiétude » par ex.), et enfin un volet communication en directions des acteurs pyrénéens.
Les exigences de base du Grand tétras
Le grand tétras est un oiseau sédentaire, qui est typiquement un hôte des stades forestiers mâtures et âgés des forêts de conifères boréales et montagnardes, qui a de grands besoins spatiaux (de 100 à plusieurs milliers d’ha. pour un seul domaine vital), sur lequel il doit trouver suffisamment de peuplements forestiers clairs (recouvrement <75%), comportant des résineux appétents dont il se nourrira l’hiver, avec une prédilection pour les pins sylvestres et à crochets. Ces habitats doivent impérativement comporter une bonne proportion de sous-bois comportant des strates d’arbrisseaux et d’herbacées hautes (au moins 30 cm, à base d’éricacées et/ou de plantes herbacées), absolument indispensable pour que les poules puissent pondre, couver et élever leurs jeunes, et parce que la sécurité des adultes face à la prédation dépend de cette strate. Etant donné sa taille (>3kg pour les mâles, ~1,5 kg pour les poules), le Grand tétras est en effet une proie appétente pour de nombreux prédateurs (aigle royal, autour des palombes, renard, martres, etc.), y compris le sanglier qui consomme des pontes et de jeunes nichées. Les habitats favorables ne doivent pas trop être fragmentés ou éloignés, pour un fonctionnement démographique normal et pour éviter les appauvrissements génétiques.
Où en est-on des populations pyrénéennes par rapport aux autres populations ?
Le Grand tétras dans les Pyrénées est représenté par une sous-espèce très originale (Tetrao urogallus aquitanicus) qui ne ressemble, génétiquement parlant, qu’aux populations très mal en point des Monts Cantabriques et à celles du sud des Balkans. Ceci est un héritage des longues périodes glaciaires, où les populations eurasiatiques des espèces forestières subsistèrent dans des refuges de relativement petite taille, dans la péninsule ibérique, la péninsule italienne, les Balkans et d’autres zones plus orientales encore. Ces périodes d’isolement ont conduit à une différentiation tant génétique qu’anatomique entre les populations actuelles issues de ces différents refuges glaciaires. Les Grand tétras pyrénéens sont, par ex. de plus petite taille, et présentent aussi d’autres différences comportementales : les pyrénéens tolèrent par exemple les très fortes pentes et peuvent se reproduire dans des milieux à peine forestiers. Comme plus de 80% des effectifs de ce rameau génétique vit en France, notre pays a une forte responsabilité pour sa conservation. On a aussi montré que des épisodes de fortes déforestations et altérations forestières entre le XVII° et le début du XX° siècle ont conduit à un relatif appauvrissement génétique.
Au plan démographique, côté français, les populations ont frôlé l’extinction à l’orée du XX° siècle, mais ont recouvré de beaux effectifs (~9000 adultes) vers 1950, grâce à la reforestation spontanée et aussi accompagnée par les forestiers, à une époque où les prédateurs étaient rares car très pourchassés, le sanglier et le cerf quasi absents. Mais la construction entre 1950 et les années 2000 de 18000km de voierie, grâce en bonne partie au Fond Forestier National, a permis d’une part un fort rajeunissement forestier (on voulait récolter l’effort de reforestation des décennies précédentes), mais aussi une augmentation très forte de la pression de chasse favorisé par une accessibilité des hautes forêts et des changements sociétaux, de sorte que les tableaux de chasse au grand tétras ont été considérables après la II guerre mondiale. Une première enquête de l’ONC en 1975 révéla que le tableau de chasse dépassait les 600 prises déclarées par an, sans compter les prélèvements illégaux de coqs mais aussi de poules, malgré la protection de celles-ci déjà promulguée. Il a fallu attendre les années 2000 pour que les prélèvements légaux deviennent très limités, et que les tirs illégaux de coqs et de poules cessent en bonne partie. Cette évolution s’est faite au prix d’un travail permanent auprès de l’administration (DDT, Préfets) et des fédérations de chasseurs. Une partie de ces dernières a été réellement proactive dans cette évolution, au contraire d’autres qui ont opposé une résistance farouche à une réduction des prélèvements.
Comme conséquence de ces phénomènes, les populations ont fortement chutées entre 1960 et 1990, passant de l’ordre de 9000 à 5000, mais il ne faut pas oublier que dans le même temps, l’on construisit plus de 30 domaines skiables, que la pression touristique en montagne ne cesse de croître, que l’on a installé plus de 2000 km de clôtures pastorales et forestières en montagne susceptibles de tuer des Grand tétras et quantités d’autres oiseaux, que le cerf réintroduit dans les années 1950 est devenu localement si abondant que la végétation des sous-bois a été très endommagée, que les populations de sangliers ont explosées en montagne, et que les prédateurs généralistes favorisés par les activités humaines se sont grandement développées. La forte chute des populations au cours de ces décennies a donc été largement multifactorielle.
Suite à l’inversion partielle de certains de ces facteurs limitants, grâce à tout ce qui a été progressivement mis en œuvre, il semble que les effectifs se soient bien stabilisés entre 1990 et 2000, autour de 4000 individus. Depuis cette date, les très nombreuses données de l’OGM ont pu être analysées au moyen des méthodes biostatistiques les plus performantes, par le MNHN et l’OFB. Ce travail montre depuis 2004 une érosion lente des effectifs d’adultes à peu près dans toutes les parties de la chaîne, excepté sur la haute chaîne des Pyrénées centrales où ils restent stables (heureusement la plus vaste), au rythme de 2% par an. Une érosion lente de la production de jeunes est aussi détectée sur cette même période dans les mêmes parties de la chaîne.
Je rajoute que la situation est plutôt moins brillante dans les Pyrénées espagnoles (réduction par 2 en 20 ans en Catalogne, forte réduction en Aragon, population rélictuelle en Navarre).
Pourquoi la situation ne s’améliore pas plus sensiblement malgré tous les efforts entrepris ?
Ainsi, si les efforts listés plus haut ont réellement portés des fruits significatifs, des facteurs limitants subsistent, qui n’ont toujours pas permit d’inverser la tendance, et jouent sans doute en synergie.
Si, au plan démographique, les effets de la chasse et du braconnage sont devenus insignifiants au cours des dix dernières années, il n’est pas exclu que le tir de seulement quelques mâles dans des secteurs où les densités sont très basses, ne vienne perturber la réussite de la reproduction. Mais ce n’est assurément plus cela qui empêche une reprise des populations.
Divers travaux de l’OFB et de l’OGM suggèrent que les mortalités par collisions de câbles et de clôtures, qui affectent tant mâles que femelles, sont très largement sous-estimées et peuvent sans doute expliquer en bonne partie la tendance encore régressive.
Il est évident aussi que les populations de plus en plus fortes de cerfs et de sangliers ont des effets directs (prédations de ponte par le sanglier) et indirects (dégradations des habitats recherchés par les poules pour pondre et élever leurs jeunes). En outre, les carcasses de ces animaux, dues à leur mortalité naturelle et à ceux blessés à la chasse et non récupérés, ainsi que les viscères laissés sur le terrain par les chasseurs (par ex. seulement dans les vallées du Comminges, pour le cerf, le tonnage de viscères abandonnés sur le terrain en automne et hiver a été de l’ordre de 80 tonnes ces dernières années) constituent une ressource très avantageuse pour toute la guilde des nécrophages et des méso-prédateurs, comme le renard et la martre, dont les densités sont, de ce fait, maintenues bien plus élevées que cela ne serait dans un écosystème plus équilibré, notamment par la présence des super-prédateurs. Cela n’est pas spéculatif, mais bel et bien supporté par des travaux scientifiques scandinaves, d’Europe centrale et des Pyrénées catalanes. L’OFB continue des investigations dans ce sens.
Pour ne rien arranger, le raccourcissement des périodes enneigées dans les Pyrénées observés par les météorologues dans les cadre des changements globaux, permet le maintien des grands herbivores et des méso-prédateurs en altitude nettement plus longtemps qu’auparavant à la période hivernale.
L’on a aussi noté un décalage en précocité des accouplements du Grand tétras de plus de 15 jours durant les 40 dernières années, et ce constat est partagé par les biologistes espagnols. Les conséquences de ce décalage phénologique ne sont pas encore claire, mais il est probable que de ce fait, les dates d’éclosion des poussins tombent à une période de fin de printemps et début d’été plus fraîches et humides, ce qui n’est pas favorable à l’émergence des quantités d’invertébrés indispensables à leur survie et à leur croissance. Ceci pourrait explique les indices de reproduction chroniquement médiocres.
Toujours dans le registre des changements globaux, j’ai aussi pu observer que la présence de tiques sur des Grand tétras avait fortement progressé au cours des 40 années écoulées, ce qui peut résulter à la fois de l’expansion des populations d’ongulés sauvages et du réchauffement climatique. Des investigations sur la présence d’hormones de stress et de contaminants d’origine humaine (y compris des molécules utilisées contre les parasites du bétail) sont en cours par les biologistes catalans, en collaboration avec l’OFB.
Je ne terminerai pas sans mentionner qu’une relativement faible diversité génétique aux limites est et ouest de l’aire de répartition pyrénéenne avait été déjà constatée au début des années 2000. Etant donné l’érosion des effectifs sur ces marges, la situation s’est peut-être encore détériorée de ce point de vue, et cela contribue probablement aux faibles taux de fécondité notés sur ces marges.
Alors, quel futur ?
Ces constats pourraient engendrer un défaitisme, et un abandon des efforts consentis en faveur du Grand tétras.
Ce serait une erreur, car on a vu que l’on est parvenu à enrayer des chutes de populations beaucoup plus fortes entre les années 1950 et les années 1990. Il reste peu de chose pour que l’érosion encore observée soit enrayée !
La sauvegarde du Grand tétras passera nécessairement par la poursuite de tous ces efforts, appuyée sur la poursuite des recherches scientifiques pointues sur le fonctionnement des écosystèmes montagnards, en France comme en Espagne. Il est rassurant de voir que des deux côtés de la frontière, les équipes collaborent toujours plus dans ce sens et obtiennent encore des moyens pour ce faire. Côté français, le Ministère en charge de l’environnement a décidé de poursuivre la mise en œuvre de la Stratégie Nationale pour le Grand tétras, mais avec des moyens certainement insuffisants.
Cela passera aussi par une communication jamais relâchée auprès des acteurs pyrénéens concernés :
-Le monde du tourisme, qui doit admettre qu’il faut laisser une place pleine et entière à la nature ; le grand public doit admettre qu’on ne peut pas tout faire ni aller partout dans la nature, qu’il faut se conformer aux prescriptions affichées par les gestionnaires d’espaces protégés, sur les sites Natura 2000 etc., respecter les zones de quiétudes qui commencent à être mises en place, tenir son chien en laisse en forêt du printemps à l’automne ;
-Le monde pastoral, qui est en train, grâce à l’OGM, de réaliser l’impact des clôtures sur les oiseaux et qui intègre mieux les enjeux environnementaux dans la pratique de l’écobuage ;
-Celui des chasseurs et de l’administration qui l’encadre, qui comprend bon gré mal gré que la chasse du Grand tétras ne peut être qu’anecdotique et symbolique ; les chasseurs seraient grandis d’y renoncer, jusqu’à des jours meilleurs, en poursuivant les efforts réels qu’ils consacrent aux habitats de cet oiseau montagnard ;
-Les forestiers ont réellement pris un virage important dans le sens de la prise en compte des espèces sensibles entre les années 1980 et nos jours, et en particulier de celle du Grand tétras, mais il ne faudrait pas que les injonctions gouvernementales et l’appel des marchés pour augmenter la production de bois ne vienne mettre à mal cette tendance.