Jean-Paul Crampe
Un Bouquetin nouveau pour les Pyrénées et les Pyrénéens
Nuit de janvier dans le canyon espagnol d’Ordesa (haut-Aragon), une violente tempête balaie le versant abrupt semant le chaos dans la forêt perchée dans les rochers. Soudain, un vieil arbre mort succombe aux rafales répétées. Tel un grand squelette désarticulé, il s’abat dans l’abîme avec fracas et dévale en avalanche jusqu’au bas de la falaise. Sous la masse inerte de bois pourri qui vient de l’écraser sans merci, un animal expire rapidement. C’est à l’aube même du XXIème siècle que se déroule cette scène sauvage, dans un cadre naturel grandiose à la hauteur de l’évènement extraordinaire qui vient de se produire ! En tuant net cette vieille femelle Bouquetin, cette tempête hivernale vient de sceller le sort d’une prestigieuse lignée de la grande faune pyrénéenne. Le 6 janvier 2000 restera définitivement la date de l’extinction de la sous-espèce Capra pyrenaica pyrenaica, le Bouquetin des Pyrénées.
Pourtant, en protégeant enfin le refuge de ces derniers et rares Bouquetins des Pyrénées rescapés que les ultimes assauts des chasseurs de trophées n’avaient pu éliminer, la création du Parc national d’Ordesa en 1918 avait permis d’espérer un renouveau de l’espèce. Hélas, ni cette décision politique totalement nouvelle, symbole évident d’un revirement sociétal en faveur de la protection de la nature, ni les efforts désespérés, bien plus tardifs encore, pour sauver le reliquat de ce rameau pyrénéen du genre Capra, vieux de 80000 ans, ne parvinrent à inverser la spirale négative engendrée par tant de siècles de persécution.
De la longue histoire du Bouquetin, l’autre date à retenir, heureuse cette fois, sera celle du 10 juillet 2014. Ce jour-là fut celui du retour de l’espèce aux Pyrénées, montagne reconnue comme étant le berceau géographique de son évolution. Ardemment désiré et minutieusement organisé, cet évènement historique concrétisait plus de trente années d’efforts. En effet, dès les années 1980, le Parc national des Pyrénées avait relevé le défi en bâtissant un projet détaillé, basé sur l’apport d’exemplaires espagnols du Bouquetin ibérique (Capra pyrenaica), espèce à répartition de la péninsule de même nom qui englobait aussi la souche pyrénéenne disparue. Un parcours compliqué au parfum de mission impossible allait suivre. Il fallut convaincre les opposants de tous bords, abattre un à un les obstacles scientifiques, politiques, sociologiques et administratifs. Si long fut ce chemin qu’il fallut attendre l’année 2010 pour voir enfin levé le dernier verrou. Un accord transfrontalier en faveur de la biodiversité pyrénéenne fut cet évènement déterminant, mémorable lui aussi, car totalement inédit dans son principe et son objet. En effet, cet accord soulignait l’avènement d’une époque nouvelle de coopération internationale en faveur de la nature. Jusque-là séparés par une montagne érigée en barrière naturelle par une vision ancienne, les trois pays pyrénéens : la France, l’Espagne et l’Andorre, reconnaissaient explicitement la seule perspective valide pour en aborder la préservation de ses richesses naturelles, celle d’un espace biogéographique indivisible. Aplanissant les dernières réticences d’une Espagne jalouse de ses précieux Bouquetins, cet accord inespéré lui permettait d’accepter d’en céder quelques-uns pour la noble mission d’une recolonisation pyrénéenne. Ce 10 juillet 2014, sous la houlette déterminée du Parc national des Pyrénées, neuf Bouquetins sauvages prélevés dans la sierra madrilène de Guadarrama, fusaient de leur caisse de transport et, en quelques bonds conquérants, gagnaient prestement l’orée des pins sylvestres bordant les hautes falaises du pont d’Espagne, près de Cauterets.
Cet évènement fondateur fut suivi de nombreuses autres opérations totalisant près de 300 Bouquetins lâchés de 2014 à 2020 en divers sites du parc national des Pyrénées, mais aussi de l’Ariège sous la bannière du Parc naturel régional des Pyrénées ariégeoises. Pour les premiers sites de réintroduction, tel celui de Cauterets, huit années écoulées fut un laps de temps suffisant pour permettre les premiers bilans. Démentant les vues pessimistes persistantes de certains, le Bouquetin s’était adapté à merveille à son habitat pyrénéen, notamment en supportant sans broncher les neiges hivernales tant redoutées. Profitant de la manne d’une végétation riche et diversifiée, il bénéficiait de ressources nutritives de premier choix, celles qui garantissent un bon développement corporel, un excellent état sanitaire et, surtout, un taux de fécondité élevé exprimé par de nombreux cabris nouveaux à chaque printemps. Initiée avec 63 individus lâchés en 2014 et 2015, la population de Cauterets en comptait près de 200 en 2022. Cette réponse démographique positive était la principale démonstration attendue, la seule qui vaille, car ouvrant la perspective d’une espèce recolonisant l’ensemble des Pyrénées. La réintroduction du Bouquetin dans les Pyrénées était un succès.
Le sentiment de satisfaction suscité par le retour du Bouquetin dans les Pyrénées ne saurait occulter les questionnements sous-jacents autour des menaces qui pèsent sur son avenir. Aujourd’hui bienveillant à son égard, l’homme, être versatile s’il en est, a-t-il vraiment définitivement effacé de ses projets le besoin atavique de tuer le Bouquetin ? On ne peut guère douter que beaucoup rêvent de reprendre sa chasse pour en collectionner les trophées. Bien que non ouvertement exprimé parce que l’animal est encore rare, la place et le rôle du Bouquetin ne sauraient échapper au débat controversé des Pyrénéens lorsqu’il sera devenu abondant. Conscient du problème, le législateur a pris les devants dès le 15 septembre 2012. Lié au sort du Bouquetin des Alpes par une histoire similaire, le Bouquetin ibérique réintroduit dans les Pyrénées s’est également vu attribuer le statut de mammifère protégé en France. Le choix de ce statut pour les Bouquetins de France appuie sa validité biologique sur une longue expérience de gestion en libre évolution appliquée au Bouquetin des Alpes. Il a ainsi été démontré que la chasse n’était pas nécessaire à une gestion conservatoire de cette espèce, l’action des facteurs dépendant de la densité assurant une régulation naturelle très efficace pour peu qu’on lui donne le temps de s’exprimer. Ce choix est facilité par la totale inoffensivité d’une espèce ne posant aucun problème sérieux aux activités humaines du fait de son habitat rocheux marginal. Il faut aussi rappeler que ce modèle de conservation est celui qui permet le mieux une restauration de l’écosystème montagnard et de sa chaîne alimentaire. La mortalité naturelle des ongulés de montagne procure une large disponibilité de cadavres facilement accessibles aux grands rapaces nécrophages, tels que, par exemple, le prestigieux gypaète barbu.
D’autres éléments menaçants incitent à la vigilance, voire à l’action. L’un des plus importants est la vulnérabilité des Bouquetins du fait de leur faible diversité génétique. Il s’agit là d’une caractéristique des Bouquetins d’Europe imputable au fait que toutes les populations ont subi des réductions drastiques de leurs effectifs au cours du XIXème siècle. On sait mesurer aujourd’hui combien ce phénomène démographique générant des goulots d’étranglement s’est soldé par d’importantes pertes d’allèles. Or, si on connait depuis longtemps la fonction adaptative à long terme que joue la diversité génétique, on a plus récemment appris qu’elle jouait aussi un rôle fondamental dans l’immunité des individus, cette réponse naturelle défensive aux confrontations inévitables avec les agents pathogènes circulant dans l’écosystème montagnard.
Cette problématique génétique concerne au plus haut chef les Bouquetins réintroduits dans les Pyrénées. Le nombre limité d’individus réintroduits, porteurs d’une partie seulement du pool génétique de leur population d’origine, est en soi un facteur d’appauvrissement génétique.
Le Bouquetin des Pyrénées@Jean-Paul Crampe
On sait aussi que la reproduction croisée d’individus apparentés conduit rapidement à l’apparition croissante d’allèles homozygotes(1) dans la population réintroduite, autrement dit, à une augmentation progressive du taux de consanguinité pouvant entraîner l’expression de gènes délétères dans la population. On l’aura compris, l’enrichissement génétique des nouvelles populations pyrénéennes par l’apport d’individus d’origines différentes compte parmi les mesures préventives urgentes à réaliser.
La longue histoire du Bouquetin dans les Bouquetin4à@Jean-Paul CrampePyrénées révèle de grandes étapes de transformations sociétales de l’homme dans sa relation avec les espèces sauvages. Ces lentes et laborieuses mutations ont transformé le prédateur humain insouciant des conséquences de ses actes en un être conscient de sa responsabilité écrasante sur la survie de toutes les autres espèces vivantes avec qui il doit, impérativement, partager la biosphère de la Terre. C’est au cours des deux derniers siècles seulement que certains hommes ont eu pour destinée de tenter de réparer ce que certains autres avaient détruit, parfois sans penser à mal, parce que l’état de conscience écologique de leur société n’avait pas encore atteint une maturité suffisante.
Un épisode heureux de la longue histoire du Bouquetin vient de se dérouler dans les Pyrénées, ouvrant de nouvelles perspectives optimistes. Pour autant, conserver à long terme ce joyau de la faune sauvage restera un défi permanent à relever pour les générations à venir. Plus que jamais, le sort du Bouquetin pyrénéen est entre les mains des hommes.
(1) Le corps humain est constitué de 23 paires de chromosomes. Chaque chromosome contient des informations sous forme de gènes qui expriment les caractères héréditaires d'un individu. En général, chaque gêne possède deux allèles, l'un provenant de l'information génétique du père, l'autre de celui de la mère. L'ensemble des allèles d'un individu constitue ce qu'on appelle son génotype.
Un individu est dit homozygote s'il partage deux allèles identiques du même gène sur le même chromosome. Si, à l'inverse les deux allèles sont différents, il est hétérozygote..