Erick Kobierzycki
Le Vautour en noir et blanc
Arrivé dans les Pyrénées, il y a plusieurs décennies, très vite, je parcourais mes premières sentes, l’œil sensible aux images colorées d’une nature merveilleuse. Dès l’enfance, passée dans de petites « montagnes » du nord du massif Central, j’eus cette incessante curiosité, un intérêt pour les sciences de la vie, un intense désir de savoir et comprendre : regarder vivre les oiseaux, connaître la flore… Curieux des biocénoses d’altitude, je chemine les Pyrénées pour l’esthétique des paysages, aussi et bien davantage pour le plané des rapaces, le bleuté des centaurées et myosotis, le velouté des plantes tomenteuses, la beauté… des choses.
Piètre montagnard, je marche au pas lent du botaniste ou de l’ornithologue, alerte aux chants et cris, attentif aux mouvements dans le ciel, les estives ou les rochers : ils m’écartent du chemin et, doucement, je divague. Puis, le hasard, les rencontres, mes émotions particulières firent qu’au fil des années, mon intérêt se portât sur une espèce plutôt rare dans notre pays avec moins de 90 couples et menacée ici et partout ailleurs : c’est le Vautour percnoptère.
Il n’est pas le plus connu des vautours, sans doute parce qu’il est moins imposant par sa taille avec une envergure de 1,70 m tandis que le gypaète barbu, le Vautour fauve ou le Vautour moine approchent les 3 m. Son manque de notoriété est peut-être également lié à son absence du massif pyrénéen six mois de l’année car dès septembre, il part vers ses quartiers d’hiver en Afrique de l’ouest. Discret, peu grégaire, le Vautour percnoptère au nom quelque peu barbare issu du grec et signifiant « à ailes noires » s’observe rarement et niche dans des endroits particulièrement cachés.
Passionné par l’animal et ses mœurs, je ne m’explique pas toujours cette absence de renommée, voire ce désintérêt, alors que l’espèce a un statut de conservation défavorable.
Sur l’ensemble du massif, avec tout un réseau d’observateurs professionnels (agents de parcs régionaux, nationaux, de l’Office de la biodiversité, de l’Office national des Forêts, de Réserves naturelles, …) et de très nombreux observateurs bénévoles d’Associations de protection de la Nature, nous recensons les effectifs depuis des décennies et assurons un suivi de la reproduction des oiseaux pour constater les tendances et les évolutions dans la distribution géographique. Dans le cadre de plans nationaux d’actions pilotés par l’Administration de l’écologie, des mesures conservatoires sont également mises en œuvre et des programmes scientifiques d’amélioration de la connaissance sont élaborés. C’est toute une technicité, mais en aucun cas, elle ne doit m’éloigner du terrain où le sensoriel prime, les petites aventures animent le plaisir des rencontres et… le plaisir de les raconter.
Début mars, les premières fleurs colorent le chemin, près du gave fougueux. Les noms vernaculaires des plantes chantent dans la mémoire encombrée du naturaliste : hépatique trilobée, anémones sylvie, fausse-renoncule… qu’est-ce donc déjà ? Ah, oui, le délicat isopyre faux-pigamon, blanc et si léger… beauté simple.
Comme chaque année, je vais dans l’espoir de cette première observation de l’année, devant cette paroi forte et rude. La sente monte, et la neige givrée crisse sous les pas essoufflés. Enfin, sur le haut mamelon où les yeux peuvent embrasser tant de paysages, je me pose. Il fait froid. Commence l’attente...
Le vautour migrateur est de retour, il aura parcouru plus de 3 000 km depuis l’Afrique sub-saharienne, en traversant des déserts, le détroit de Gibraltar et l’Espagne pour rejoindre les Pyrénées. Le percnoptère a déjà été contacté en Aspe, en Ossau, en Ariège et dans l’Aude. Sera-t-il fidèle à ses habitudes, première décade de mars ? Ici, lorsque la langue d’oc était usuelle, on ne disait pas le nom savant d’aujourd’hui. Il était la Bota dera buccata, c’est à dire la buse de la lessive ou bien la Maria blanca. Son arrivée signait l’époque des grandes lessives de printemps.
Le vautour percnptère@Kousik Nandy
La falaise en face est riche de vie, les rapaces rupestres sont assidus. Les griffons nichent, le faucon pèlerin et le grand corbeau se cherchent des noises, les passereaux s’affairent dans la buxaie pentue. L’observateur attentif goûte ces moments solitaires. Il a laissé, au pied de la vallée, la vitesse du monde, le sordide… Té, les voilà ! Comme s’ils avaient manqué à son bonheur durant l’hiver, le même enthousiasme l’anime tout-à-coup, heureux de retrouver dans ce ciel glacé la silhouette des petits vautours en noir et blanc. Ils glissent lentement au-dessus du soum du Jaoût puis filent vers l’autre versant. L’observation est fugace. Mais ces quelques secondes démarrent la saison du suivi, les premières notes de carnet.
Plus tard, les percnoptères surprennent le naturaliste dont les pensées divaguaient ; à nouveau, les deux adultes. L’air est mobile, chaud-là, moins ici, flux et reflux, et les oiseaux glissent sur ces courants, avec aisance. Sans doute, un couple… Oui, car sans tarder, l’ornithologue assiste à quelques jeux aériens, çà festonne, çà festoie ? Le couple est très fidèle, mais il semble utile de renforcer la cohésion. Signifier à l’autre qu’il faut entreprendre à nouveau le cycle de reproduction, ici, dans cette falaise. Ces vautours n’ont-ils pas réalisé ce grand voyage depuis l’Afrique pour cela ?
Quelle chance d’assister à ces paraphes aériens ; vil égocentrique, l’homme aurait aimé être le chorégraphe de tels dessins. Les oiseaux vivent leur vie... Ils quittent tout-à-coup les abrupts calcaires pour survoler le torrent facétieux du talweg et vont vers le piémont collinéen, là où il n’est pas rare qu’ils prospectent à la recherche de quelques cadavres : un hérisson écrasé, un faon mort-né… ou pâturent dans ce pays vert des grillons, des crottes ou autres déchets.
Dans la guilde des vautours, lors d’une curée sur un ongulé cadavérique, dominé par les autres espèces, il se tient à l’écart de la razzia, il picore les morceaux rejetés, oubliés. Le percnoptère est opportuniste, il ne dépend pas du « travail » des autres vautours, son régime alimentaire est très varié, non seulement nécrophage, il se nourrit aussi de petits insectes vivants, de vers, amphibiens… Il est également coprophage, il trouve dans les crottes et bouses de nombreux nutriments encore disponibles. Il est particulièrement… malin, n’est-il pas membre du tout petit club des animaux utilisateurs d’outils ? En Afrique, afin de se délecter des œufs d’autruche dont la coquille est trop épaisse pour son bec grêle, il prend une pierre avec celui-ci, et la jette sur l’œuf jusqu’à ce que la coquille cède.
Aucune laideur, juste du bizarre, qui émeut...
Aucune impatience… Au fil du temps, le naturaliste sait se contenter des simples sons d’une montagne sereine, encore sauvage, se satisfaire du presque rien qui passe. Ainsi, il rêvasse, son esprit flâne, il est sur son bout d’estive, son territoire du moment, les yeux inspectent le paysage et ses mouvements ou leurs absences.
Dans cet espace, revoilà l’oiseau en noir et blanc, il va droit vers l’aire utilisée plusieurs années. Il se pose sur le lit de brindilles et de laine. Il s’approprie à nouveau ce nid où mâle et femelle devront couver durant six semaines. Puis, il se toilette longuement, la tête nue couleur jaune d’œuf, il lisse ses rémiges, il se désintéresse du bonhomme aux jumelles, trop lointain qui ne peut le gêner. La vire rocheuse est sûre. Le naturaliste sait l’importance de la distance pour ne pas déranger. Il a son télescope pour se rapprocher, furtivement, et glaner des moments de vie… La trombine de l’oiseau est unique : hirsute avec cette couronne sur la nuque, il n’y a aucune laideur, juste du bizarre qui émeut.
Il est temps de redescendre dans le creux de la vallée sauvage, l’Ouzoum y coule son eau turquoise. Je ne me lasse pas des couleurs rose et mauve des anémones hépatiques. Je songe à ce sentier que je cheminerai tout au long du printemps et de l’été, pour contrôler (quel vilain mot !) la reproduction… Avec l’espoir de juvéniles qui à leur tour, prendront leur envol pour un long voyage vers le sud de la Mauritanie, le Mali, le Sénégal ou le Niger.
La femelle aura pondu un à trois œufs qui donneront le plus souvent un seul jeune à l’envol, rarement deux. Et malheureusement quelquefois aucun. Dès l’éclosion des jeunes, les adultes prospecteront le piémont pour nourrir le(s) poussin(s). Ils peuvent quelquefois parcourir de longues distances, jusqu’à plus de vingt kilomètres du nid. Le domaine vital est vaste et toutes les embûches sont possibles. D’abord, à proximité du nid où les perturbations peuvent être nombreuses. Il y a bien sûr la concurrence dans la falaise, les oiseaux rupestres peuvent aussi entrer en compétition pour telle vire ou grotte qu’ils jugeront optimale pour la nidification. Le Vautour percnoptère niche préférentiellement dans les bas de vallée, à proximité des villages, quelquefois dans de toutes petites falaises où il saura se montrer discret. Toutefois, il n’est pas à l’abri des dérangements dont l’homme, de par sa présence croissante dans les espaces naturels, est le principal responsable. Les zones et périodes de quiétude décroissent.
Ici, les hélicoptères ou même simplement les drones survolent les falaises et le brouhaha infernal de leurs moteurs peut être suffisant pour que l’oiseau quitte son nid et sa progéniture ou alors que le poussin affolé tombe de la falaise. Là, la progression sur des abrupts rocheux pour les usagers des sports de loisirs (escalade, parapentes, sentiers de randonnée trop proches…) aura les mêmes conséquences. Ailleurs, il pourra s’agir de travaux d’aménagement routiers, d’exploitations forestières… Toutes ces activités répétées peuvent stresser et avoir un impact sur la croissance ou la biologie de l’espèce. À cet inventaire préjudiciable, il faut malheureusement ajouter d’autres causes de mortalité. Certaines infrastructures humaines sont à haut risque et responsables d’une mortalité élevée (électrocution sur poteaux, percussion de câbles électriques ou de pales d’éoliennes...). Et puis, ce petit nécrophage absorbe de nombreux toxiques disséminés dans l’environnement, en se nourrissant de cadavres empoisonnés par des rodonticides ou autres pesticides. Malheureusement, ce tableau sombre explique en grande partie son statut d’oiseau menacé, dont les effectifs au mieux sont stables dans certaines régions du massif ou décroissent comme dans la partie occidentale des Pyrénées. Dans ce cadre, un Plan National d’Actions a été mis en place pour inverser la tendance, beaucoup d’acteurs participent à la conservation de l’espèce et de son habitat, de nombreuses médiations environnementales sont engagées avec les divers usagers des espaces montagnards afin de respecter l’espace vital du petit vautour.
En d’autres saisons, sur ce versant nord du massif, d’autres rapaces – les gypaètes, les Vautours fauves, les aigles royaux, les faucons – surfent au ras des falaises tandis que le percnoptère prospecte dans les savanes sèches du Sahel. Pour autant, je ne cesse mes pérégrinations. Je m’interroge sur notre appropriation toujours plus importante et dommageable des espaces pour nos activités. N’est-il pas temps de mieux partager avec l’ensemble du vivant, de réserver et redonner de l’espace à la nature sauvage sans que celle-ci soit obligatoirement gérée ? Les milieux rupestres sont des espaces fragiles et ils accueillent une diversité biologique remarquable. Quel bonheur, chaque année de contempler l’inflorescence magistrale de la saxifrage à longues feuilles, la délicate androsace des Pyrénées et autres fleurs des éboulis. De recevoir les cris rauques du grand corbeau, les sifflements puissants des craves et chocards... La roche millénaire n’est, en rien, austère ; elle héberge mille vies, autant d’émotions, et davantage ; toutes aussi nécessaires à nos mille bien-être.
Début mars, les premières fleurs vernales coloreront le chemin, près du gave fougueux… L’oiseau à la couronne hirsute, sera-t-il de retour ?